We Blew it s’ouvre avec deux constats importants, formulés tous deux à quelques années d’intervalles mais qui situent l’échec au même moment. Tout d’abord, celui formulé par Hunter S Thomspon, qui dans le délire paranoïaque fiévreux et psychédélique de son Fear and Loathing in las Vegas avait pourtant les yeux grands ouvert. Parfaitement conscient de l’état de l’Amérique au milieu des années 70, il évoque, après sa violente plongée dans « Le VIème Reich » (Las Vegas), la vague qui s’est déjà brisée alors qu’il écrit ces lignes : « Our energy would simply prevail. There was no point in fighting – on our side or theirs. We had all the momentum ; we were riding the crest of a high and beautiful wave. »*
Puis, après un somptueux générique, condensé traumatisé et organique de l’échec d’un rêve, évocation abondante d’un chronotope trop dense pour en saisir l’essence sans un tel montage, arrive Easy Rider. Aux balbutiement de ce qu’on appellera le Nouvel Hollywood, le personnage de Peter Fonda, les yeux dans le vague, assénait à l’enthousiasme de Hopper l’affirmation lapidaire qui donnera son titre au documentaire de Jean-Baptiste Thoret : « We Blew It »**. Cette sentence lucide, qui tombe alors que l’effondrement n’a pas encore eu tout à fait lieu, marque donc le point de départ d’un documentaire dont la lourde tâche est de comprendre ce qui est arrivé aux USA, entre l’émergence de la contre culture qui marquera la fin des années 60, jusqu’aux élections présidentielles de 2016.
Jean-Baptiste Thoret, pour ce faire, reçoit l’aide de tous ceux qui ont pu vivre l’époque : des témoignages de réalisateurs comme Peter Bogdanovich ou Bob Rafelson, tous deux des figures importantes du cinéma américains des années 70, aux anonymes, un barbier, une militante républicaine, un quincailler. Tous aident à décrire un pays schizophrène, scindé, à l’image de ce premier témoin qui évoque ses souvenirs de trips, de concerts, de sexe alors qu’il s’apprête à voter pour Donald Trump.
Aux images d’une Amérique contemporaine viennent donc se frotter les évocations des 60/70’s, se compilant à travers les mémoires de ceux qui les ont vécues. Entre similarités et dissemblances, ces allers et retours composent une image précise et toute en nuance de l’Amérique d’hier comme d’aujourd’hui. On y trouve Kennedy, Manson, la ségrégation, le Vietnam, l’agent orange même, se croisant dans les évocations d’une époque de traumatismes comme de potentielles solutions. Loin d’amasser les événements comme autant de données factuelles, We Blew it s’applique à leur donner corps, à les restituer au fil d’un road trip qui l’amène à évaluer la postérité de ces tragédies. Mais c’est surtout les réactions à ces désastres que le film évoque : La contre-culture qui naît de l’endormissement d’une société qui se complaît dans la consommation et dans sa suprématie. Où sont ces hippies, ou sont les grandes idées qui devaient en finir avec les écarts de richesse, avec le racisme, avec les mensonges ?
We Blew It est un documentaire particulier qui, loin de donner les réponses, vient soulever les questions, comme ont pu le faire les cinéaste de l’âge d’or évoqué ici. Par bien des aspects, le film mime d’ailleurs son objet. Difficile de ne pas voir un certain cynisme devant cette image d’une mère américaine en surpoids, tenant son enfant devant un bureau de campagne républicain, clamant que Trump aime l’Amérique autant que Reagan, et qu’il est le seul à pouvoir la sauver.
Le traitement esthétique, du sommet de sa grandeur CinémaScope, est celui d’un documentaire qui laisse le spectateur juger. Thoret pose sa caméra, multiplie les plans fixes, longs, voire contemplatifs : cinématographiques. Des images qui font le choix de ne pas nous imposer d’opinions, qui constatent, et nous laissent libres de nos interprétations.
C’est tout de même sur une amertume lugubre que We Blew It se termine, fidèle à la sentence qui lui sert de titre. Il nous laisse face à une Amérique qui s’apprête à élire une incarnation pervertie de ce que Thoret identifie comme la somme de trois discours typique des seventies : Le franc-parler made in USA, la désobéissance et la méfiance à l’égard des institutions. Comme le dit Mary Corey, l’une des témoins du film, « les hippies sont descendus de leurs arbres et sont revenus en citoyens américains », certains toujours animés par leur idéaux, d’autres prenant des chemins dévoyés.
La fascination inévitable tant elle est évidente face à une période déjà élevée au rang de mythe (fascination qui vient aussi certainement de l’amour inconsidéré de votre rédacteur pour le cinéma de cette époque) se construit entre nostalgie et écœurement, créant la division, à l’image d’un pays qui, lui aussi, regarde en arrière, y cherche des solutions, mais trouve surtout des regrets.
Pour conclure ces quelques lignes comme le film s’est ouvert, encore quelques mots de Hunter S Thompson qu’on aura donc de cesse de citer : « So now, less than five years later, you can go up on a steep hill in Las Vegas and look West, and with the right kind of eyes you can almost see the high-water mark – that place where the wave finally broke and rolled back ». ***
*Notre énergie allait simplement l’emporter. Ce n’était pas la peine de se battre – de notre côté ou du leur. C’est nous qui avions la force d’impulsion ; nous chevauchions la crête d’une vague haute et magnifique.
**On a foiré
***Et maintenant, moins de 5 ans après, vous pouvez grimper sur une colline escarpée de Las Vegas et fixer l’Ouest, et avec les yeux qu’il faut, vous voyez presque la ligne de haute marée – cet espace où la vague finit par se briser avant de redescendre. »