Toni Erdmann de Maren Ade a obtenu un succès critique immense à Cannes. Une fois n’est pas coutume, des journalistes riaient, applaudissaient, bref semblaient apprécier le film comme…des spectateurs lambdas. Un accueil très surprenant quand on connaît le flegme voire le snobisme de la plupart des journalistes à Cannes. Suite à ce paradoxe, il y a deux manières de voir les choses : la première est de se dire que ce film doit être décidément vachement bien et très drôle, la deuxième est de se méfier. Généralement, j’ai tendance à me méfier, sans doute suis-je encore plus snob que ces journalistes. Et c’est pour cela que j’ai tardé à aller voir Toni Erdmann. Et, ô surprise, ce film n’est pas drôle, il est tout simplement bouleversant. Critique.
Après Everyone Else, un film qui avait obtenu l’Ours d’argent à Berlin en 2009, Maren Ade franchit indéniablement un cap avec Toni Erdmann. À la fois plus grand-public et plus ambitieux, ce long-métrage de près de 2h30 (quand même) déploie toute la finesse du regard de Maren Ade tout en lui insufflant une énergie et une maîtrise impressionnantes.
L’art du détail
La qualité de Toni Erdmann repose sur la capacité de Maren Ade à intégrer énormément de détails à son histoire. Tel un écrivain du XIXème siècle, elle parsème son histoire d’une quantité d’éléments permettant de caractériser ses personnages et de rendre palpables les lieux dans lesquels elle tourne.
L’histoire les intègre avec finesse grâce à une mise en scène et une écriture d’une précision impressionnante. On ne parle pas que des dialogues, mais également des situations où les personnages viennent s’encastrer, avec leur background esquissé avec élégance, dans des lieux jamais choisis au hasard.
Grâce à une capacité réelle à incarner des situations de la vie quotidienne, jamais la vie de ce type de personnages n’avait été aussi bien décrite. Proche de ses derniers sans jamais les juger ou les prendre de haut, on partage avec un certain plaisir leurs difficultés. Ines (géniale Sandra Hüller) est parfaite en consultante sûre de sa vie mais pas de ses choix. Est-elle incapable de « vivre sa vie » ou est-ce son père (incroyable Peter Simonischek) qui a raté la sienne ? Ce dernier, qui aimerait maladroitement lui expliquer le sens de la vie, est-il en mesure de comprendre les choix de sa fille ? Ce sont toutes ces questions rarement vues au cinéma que ce film aborde avec une infinie finesse.
Autre tour de force, la manière dont les seconds rôles sont traités : l’assistante d’Inès, une roumaine que l’on sent ambitieuse mais timide, est décrite en quelques scènes clés d’une belle vérité. Idem pour quasiment tous les personnages, certains n’apparaissant qu’au détour d’une courte scène, que ce soit le patron d’Inès ou son amant, ses copines, ou la femme roumaine chez qui ils iront dessiner dans une séquence d’une générosité et d’une incongruité touchante.
Grâce à ces détails, à ce talent dans la direction d’acteurs, Maren Ade parvient à incarner des situations avec un niveau de sophistication rarement vu au cinéma.
Cette volonté de confronter des situations de la vie réelle avec force détails implique une certaine prise de risque dans la mise en scène. Notamment en laissant la caméra filmer des scènes volontairement étirées. Proche du réel, le rythme n’en est que plus gênant et crédible. Et ce, même si les situations elles-mêmes ne sont pas du tout réalistes !
Ainsi, mélangeant à merveille critique sociale, peinture des mœurs en évolution en temps réel sous nos yeux ébahis et figures de style choisies avec goûts pour esquisser les personnages principaux, on ne peut que s’incliner devant tant de maîtrise.
Un film politique
Telle une pièce en 3 actes, Toni Erdmann nous plonge dans une Europe à deux vitesses. Tantôt un peu trop calme où la vie cherche un nouveau souffle : l’Allemagne vieillissante. Tantôt énergique, mais désincarnée et futile : la Roumanie qui semble perdue entre une métropole mondialisée, en voie d’aseptisation, et des campagnes sacrifiées. C’est essentiellement cette Roumanie en perte de repères que Maren Ade nous montre. On serait tentés de voir en elle un pays mal mondialisé, où ses jeunes élites se font clairement exploitées par des multinationales venues d’Europe de l’Ouest.
Dans une belle mise en abîme, ce film dépeint au final deux mondes qui s’affrontent : le monde du père et celui de la fille, mais également celui de la vieille Europe et des pays bénéficiant (pour le meilleur et pour le pire) de la mondialisation triomphante.
C’est également le monde d’un prof de musique à la retraite, qui n’a pas ou peu d’élèves, qui va à la rencontre du monde de la finance. Ce dernier vie dans un luxe ostentatoire mais la peinture est encore fraîche : on aperçoit encore des îlots de pauvreté incongrus dans cet espace clinquant qui semble ne pas regarder derrière lui. Comme le dit l’un des interlocuteurs de Inès lors d’un afterwork dans un de ces lieux aseptisés à la mode : « les jeunes diplômés roumains sont effectivement compétents et parlent plusieurs langues, mais ils ont progressé plus vite que les autres et ne comprennent plus le pays dans lequel ils vivent. »
Le tour de force de la réalisatrice est d’avoir fait le choix de ne pas prendre partie. Chacun aura le droit à sa part du récit : le père, seul pendant une partie de l’histoire, puis la fille, également seule ou, parfois, accompagnée d’une partie de ces élites mondialisées. Les uns et les autres ont leur place dans l’histoire, ce qui nous permet de mieux les connaître et de les comprendre : son amant, un peu indolent mais sympathique, son patron, pro jusqu’à finir à poil pour « consolider les troupes », ses amies superficielles mais bienveillantes… Le tout sans jamais tomber dans la satyre facile.
Ainsi, plus encore que la seule relation père-fille désarmante de vérité, ce qui touche dans Toni Erdmann est la capacité de Maren Ade à avoir intégré cette relation au cœur d’enjeux plus globaux. Elle a su se servir du décors de la mondialisation pour décrire un autre choc des cultures, plus intime. La boucle est bouclée pour le meilleur. Au final, en 2016, Toni Erdmann est sans doute le film qu’on a le plus envie de revoir.