A quoi sert un code d’honneur lorsque l’on est dépourvu de code moral ? Dilemme scorsesien s’il en est. Dans son 25ème long-métrage, Martin Scorsese met en lumière (une dernière fois ?) les paradoxes qui font de la Mafia l’un des plus passionnants laboratoires pour disséquer l’âme humaine. Critique.
Martin Scorsese le précise sans ambages à chaque interview, le projet de The Irishman lui a été proposé avec insistance par Robert De Niro qui a découvert l’autobiographie de Frank Sheeran au début des années 2000. Et pourtant, en sortant de la projection événementielle qui s’est déroulée devant plus de 2500 personnes pendant le Festival Lumière, une évidence nous traverse : ce film est possiblement la version la plus aboutie du cinéma de Martin Scorsese.
Depuis Mean Streets, la figure du malfrat, si elle demeure le moteur de la narration du cinéma scorsesien, semble être en définitive le contrepoint aux questions taraudant le cinéaste. Contrairement aux autres petites frappes, Charlie Cappa (Harvey Keitel), l’alter ego de Scorsese dans Mean Streets, est assailli par le doute.
Le doute n’est évidemment pas une option pour un membre de la Mafia : il faut s’exécuter au risque de se faire exécuter. C’est aussi ce que nous dira Martin Scorsese durant toute sa carrière. Non pas que ce dilemme le touche particulièrement, mais parce que lui-même a expérimenté cette sensation dans sa vie personnelle. On connaît l’histoire de Scorsese qui, enfant, se voyait volontiers devenir prêtre. La passion du cinéma l’a emportée, mais cette vocation contrariée sera toujours présente en creux. Lui-même insufflera à dessein dans ses meilleures oeuvres ce goût amer, ce sentiment de ne pas être à sa place, ou du moins, cette envie de voir ce qui se trame de l’autre côté du miroir, comme les personnages de Leonardo Di Caprio et Matt Damon dans Les Infiltrés.
Mais si, en moraliste affirmé, la responsabilité devient une question récurrente de son oeuvre, la dichotomie entre le code d’honneur de la Mafia et son absence manifeste de morale n’a jamais été creusée avec autant d’acuité. Faute d’un sujet suffisamment porteur ? En tout état de cause, l’adaptation de la vie de Frank Sheeran dans le livre I Heard You Paint Houses en pose les jalons nécessaires.
Fidélité
Si Martin Scorsese travaille sur The Irishman depuis 2008, ce n’est qu’en 2017 que Netflix rachète les droits pour 105 millions de dollars et alloue au film un budget de 125 millions après que la Paramount Pictures délaisse les droits de distribution.
Une histoire de fidélité. Fidélité qui était sans doute la qualité la plus manifeste de Frank Sheeran (interprété par un Robert De Niro au sommet de son art). Une affaire de silence, également, pas tout à fait comme celui de Dieu face aux questions du père Rodrigues (Andrew Garfield), seul face à sa foi. Mais plutôt une affaire de loi du silence. Celle que doivent respecter tous les mafieux.
The Irishman raconte la vie à peine romancée de Frank « L’Irlandais » Sheeran, qui se remémore ses années passées à travailler pour la famille Bufalino. Comme dans Casino, le narrateur plus âgé, revient sur les épisodes marquants de sa vie, de son retour en tant que Vétéran de la Seconde Guerre Mondiale jusqu’à son implication dans la disparition de son ami. L’histoire se déroule donc sur plusieurs décennies, traçant un parcours de vie iconoclaste entre les relations de Frank avec le crime organisé, le syndicalisme dans le milieu des chauffeurs routiers et l’amitié touchante de ce dernier avec le célèbre patron des Teamsters, le syndicat des transports routiers, Jimmy Hoffa (Al Pacino). A travers ce parcours atypique, petite et grande histoire s’entremêlent.
Justement, sur le plan mythologique, la vie de Frank Sheeran aurait été un véritable trésor pour le Martin Scorsese de l’époque des Affranchis et de Casino. Tout y est : meurtres violents, amitiés viriles, complots politiques et argent sale. Mais là où le diptyque de la pègre reposait sur un « rise and fall » presque classique, The Irishman ambitionne de questionner ces archétypes du cinéma populaire.
Lorsque que Martin Scorsese s’attèle à revisiter le magnifique plan-séquence se déroulant au Copacabana dans Les Affranchis, ce n’est pas par nostalgie mais pour faire son devoir d’historien, comme lorsque Frank Sheeran revisite sa vie depuis la maison de retraite.
Ce n’est pas pour rien que Martin Scorsese a fait appel à ses acteurs fétiches. A la manière des poètes faisant rimer les correspondances, ce sont bien les mêmes personnages qui nous ont fait rêver autrefois que l’on va suivre pendant plus de trois heures. Tout comme les séquences et les lieux que l’on va être amené à admirer.
Admirer ? Justement, pas cette fois. The Irishman adopte un autre point de vue. Scorsese s’emploie à détourner les figures de style qu’il a lui-même contribué à créer en leur donnant une patine nouvelle. A la fois plus terne et plus quotidienne, en apparence du moins. En effet, fini le Technicolor et le CinémaScope de Casino, fini la grandiloquence des Affranchis, place à une mise en scène plus « low profil », comme si Frank Sheeran, ce modeste témoin d’une aventure qui le dépasse, avait pris les commandes de l’histoire.
A contrario, la violence est toujours là. Moins spectaculaire, emphatique, mais bien là, quotidienne, presque banale, en tout cas implacable. Elle en devient encore plus cruelle et signifiante. D’ailleurs, Scorsese le souligne en faisant le choix judicieux d’insérer la date du décès de tous les personnages à chaque fois qu’ils apparaissent pour la première fois à l’écran, tel un rappel de la futilité de leurs manigances qui s’avèrent être en définitive de vaines stratégies pour survivre.
Code moral
Reste la tragédie. A travers l’ascension de Frank, nous suivons également l’histoire intime et démesurée d’une amitié naissante. Celle avec Jimmy Hoffa (formidable Al Pacino, que l’on n’avait pas vu aussi convainquant depuis longtemps), qui, contrairement à Bufalino (Joe Pesci), gagne l’affection de la fille de Frank, Peggy (Lucy Gallina, puis Anna Paquin à l’âge adulte). Relation privilégiée qu’il ne parviendra jamais lui-même à nouer avec sa propre fille.
Cette amitié sera le début et la fin de l’accomplissement de Frank Sheeran, incapable de faire le choix entre son code d’honneur et son code moral. Si la Mafia a été le vecteur de son émancipation, elle a surtout été la cause de son inaptitude à grandir en tant qu’être humain.
Scorsese nous propose une formidable relecture de l’ensemble de sa carrière à travers ce personnage qui se voit comme un outsider, accompagnant les plus grands bouleversements de l’histoire américaine (jusqu’à l’assassinat de Kennedy !), tout en se sentant toujours étranger à ce qui lui arrive. Tout comme Scorsese qui se voit toujours comme un outsider dans le milieu du cinéma, quitte à en devenir l’un des plus faramineux exégètes, Frank Sheeran représente la part sombre de ses étincelants personnages de mafieux.
Dans ce drame qui se noue autour de la figure de ce gangster sans envergure, le jeu de De Niro, tout en retenu, s’avère être l’autre point fort du film. Et si le rajeunissement numérique est le plus souvent convainquant, à la réflexion, le caractère du personnage, tout en balourdise, compense les contraintes liées à la crédibilité d’un personnage interprété par un acteur ayant le double de son âge.
Le dernier point fort du film s’appuie sur le travail remarquable de Thelma Schoonmaker. Après une première partie tout en retenue, voulue par Scorsese lui-même, pour retrancher les aspects glamour à sa tragédie en trois actes, les scènes de la deuxième partie sont rythmées avec brio : interactions et dynamiques entre les personnages sont restituées à la perfection. Jusqu’à un final absolument déchirant à l’intensité dramatique rarement atteinte dans un film grand public de cet acabit.
Avec The Irishman, Scorsese s’interroge sur les icônes qu’il a contribué à créer. Non pas en remettant en question les codes du cinéma de gangster, il poursuit plutôt le parcours entamé avec Silence en posant un geste à la fois existentialiste et introspectif en faisant un pas de côté nécessaire.
Les performances des acteurs, Harvey Keitel, Joe Pesci, Al Pacino et Robert De Niro en tête, font de The Irishman une pierre angulaire dans le cinéma de gangster. Un bilan modeste, un sommet artistique et une proposition pour dépasser le genre. L’héritage suggéré par Martin Scorsese, car il est bien question de cela, induit une forme de renoncement.
Si le code d’honneur n’est que prétexte pour se conformer à une autorité destructrice et malveillante. Si la morale n’est, en définitive, que la somme des actions des hommes. Alors, que leur reste-t-il quand ils parviennent à survivre assez longtemps pour se pencher sur leur passé ? Ainsi, le peu de fascination que l’on pouvait ressentir pour l’ascension de Frank, cède progressivement la place à un sentiment de grand vide spirituel. Quand on vous disait que The Irishman n’était pas si éloigné de Silence…
The Irishman
Réalisation : Martin Scorsese
Scénario : Steven Zaillian
Acteurs principaux : Robert De Niro, Al Pacino, Joe Pesci, Harvey Keitel
Sociétés de production : STX Entertainment, Sikelia Productions, Tribeca Productions
Pays d’origine : États-Unis
Genre : film de gangsters
Durée : 3h 29min
Sortie : 27 novembre 2019 sur Netflix