Sorcerer de William Friedkin (1977) bénéficie cette année d’une ressortie digne de ce nom avec une copie restaurée absolument sublime et, surtout, un montage respectant à la lettre le film voulu par l’auteur de L’Exorciste. Critique – hommage.
Bon, je ne vais pas vous proposer une critique complète de Sorcerer car, avec sa ressortie au cinéma, beaucoup d’excellents sujets ont été faits dans la presse écrite ou sur d’autres blogs spécialisés.
La seule chose que je dirai, c’est que ce film est sans doute le meilleur film de William Friedkin qui est, lui-même, l’un des plus grands réalisateurs américains contemporains. Donc, vous imaginez bien qu’il faut courir aller voir ce film si vous aimez le cinéma.
Pour info, Wild Side proposera au mois de décembre 2015 un coffret collector du film incluant le Blu-Ray et le DVD dans sa copie restaurée, avec un ré-étalonnage des couleurs rendant enfin hommage à ce film magnifique. Donc, si vous avez déjà le DVD, n’hésitez pas une seconde à refaire l’acquisition du film dans sa version restaurée, puisque les copies qui sont dans le commerce depuis 30 ans ne sont pas du tout à la hauteur : copie en 1/33, donc pas du tout au format, avec des couleurs délavées absolument dégueulasses et un montage parfois ridicule (la séquence d’introduction étant dans certaines copies diluées à l’intérieur du film !).
Je ne vous referai donc pas une critique ici, par contre, je vous propose de revenir sur plusieurs éléments clés qui, j’espère, vous intéresseront :
Les origines
Sorcerer est une adaptation très lointaine du Salaire de la peur de Henri-Georges Clouzot avec Yves Montand et Charles Vanel. Mais, William Friedkin réinvente totalement le film de Clouzot et en fera quelque chose de différent. À la sortie de la projection, je parie même que vous aurez même du mal à comparer les deux films, ils n’ont tout simplement rien à voir.
William Friedkin sort du succès critique de French Connection (5 Oscars dont celui du meilleur film et du meilleur réalisateur) et du succès « monstre » de L’Exorciste (l’un des plus gros succès au box-office de tous les temps, il rapporte près de 200 millions de dollars à sa sortie pour un budget ridiculement petit) au moment de lancer la production de Sorcerer. Autant dire que William Friedkin aurait pu demander aux producteurs de faire un film sur Hitler dansant la salsa en tutu, il aurait eu carte blanche. À cette époque, Friedkin était synonyme de tiroir caisse pour Hollywood, il pouvait tout faire.
Du coup, il a tout fait…
Ainsi, il décide de tourner son film à l’étranger et pas n’importe où : en Equateur… Ce qui était hors de question pour le Studio. Mais, il finit tout de même par avoir l’autorisation de tourner en République Dominicaine : un lieu qui appartient quasiment à la Golf and Western, une multinationale qui possède la Paramount et tout un tas d’intérêts plus ou moins légaux en République Dominicaine… (William Friedkin se servira d’ailleurs de cette histoire pour décrire la compagnie pétrolière du film – on peut voir le logo de la Golf and Western dans le bureau du responsable de l’usine).
Comme on peut s’en douter, le tournage sera assez homérique. Déjà, avec un William Friedkin jusqu’au-boutiste, il ne pouvait pas en être autrement. Il tournera la fameuse « scène du pont » – qui dure près de 15 minutes – (je vous laisse aller voir le film pour comprendre de quoi je parle) en plusieurs mois puisqu’il refuse d’utiliser un éclairage artificiel… Ainsi, il tourne des bouts de séquences uniquement en fin de journée, le reste de la journée étant consacré à d’autres plans.
Son équipe sera également « à la hauteur » avec, dans le désordre : des trafiquants de drogue, des espions à la solde du gouvernement dominicain, des scènes tournées par le vrais acteurs (et non des cascadeurs), des morts de la malaria et j’en passe… Bref, tout laissait à présager que ce film serait une catastrophe industrielle. Ce qui fut effectivement le cas.
La fin du nouvel Hollywood
Mais, ce n’est pas tant le film, en lui-même, ni le tournage, qui ont fait son échec.
Sorcerer sort en 1977. William Friedkin n’a pas conscience que le public américain a beaucoup changé et n’a plus la patience, ni l’envie, de voir des films comme French Connection. Je dirais même que les spectateurs, dans leur ensemble, n’ont plus envie de voir des histoires avec des personnages complexes : ni tout à fait méchants, ni tout à fait bons.
Sans parler de l’absence d’effets spéciaux, d’un tournage à l’ancienne dans des décors naturels, tout cela fait que Sorcerer ne pouvait tout simplement pas marcher, même si, bien sûr, d’autres auteurs feront à la même époque, ou un peu plus tard, des films semblables : Francis Ford Coppola avec Apocalypse Now (1979), Werner Herzog avec Fitzcarraldo (1982). Le film est peut-être trop extrême, trop fort, trop dur, trop subtile dans sa constance à ne pas vouloir choisir entre le bien et le mal, pour séduire un public américain qui ne veut tout simplement plus ça à la fin des années 1970.
D’ailleurs, comme un symbole, Sorcerer sort une semaine après Star Wars… Mais ça, William Friedkin, obnubilé par sa toute puissance et son talent, n’en a que faire – ou du moins – n’en a tout simplement pas conscience.
Un film entre réalisme et symbolisme
Tout d’abord, il faut rendre hommage à un homme sans qui ce film ne serait pas ce qu’il est. Cet homme, c’est le scénariste du film, Walon Green, qui est également le scénariste de La Horde Sauvage de Sam Peckinpah.
Là, c’est sûr qu’avec lui, William Friedkin ne pouvait pas rater son propos. La spécialité de Walon Green, homme extrêmement lettré, est d’insuffler de nombreux détails qui font « vrai » à la narration : la future mariée avec un oeil au beurre noir, le flic qui ouvre sa bière avec la crosse de son pistolet, le barman allemand et plutôt âgé (on imagine très bien son passé…), les vannes sur les origines plus que contestables de nos « aventuriers » qui se font tous passés pour des américains du sud mais… qui ne savent pas parler l’espagnol… C’est tout cela qui fait, en plus du talent de metteur en scène de William Friedkin, la richesse du film.
Un casting très… galère
Enfin, un dernier point qui explique, en partie, l’échec du film : le casting.
Le casting initial a été pour le moins bouleversé. Les 4 acteurs prévus pour Sorcerer étaient à l’origine, excusez du peu : Steve McQueen, Lino Ventura, Marcello Mastroianni et Francisco Rabal… Au final, William Friedkin n’a pu compter que sur ce dernier.
McQueen qui venait d’épouser Ali MacGraw (l’actrice de Love Story) et, accessoirement, qui était très jaloux, ne voulait pas s’éloigner de L.A. trop longtemps. Mais Friedkin, coincé dans sa démesure égotiste, n’en a eu que faire et a préféré laisser tomber Steve McQueen plutôt que de faire la moindre concession.
Les autres membres du casting initial ont tous, pour des raisons plus ou moins valables, abandonné le navire avant le début du tournage.
Mais, William Friedkin regrettera amèrement son choix et en parle encore aujourd’hui… Pour lui, avec cet autre casting, le film aurait pu connaître un destin plus radieux. Il dira même : « à l’époque, j’étais trop idiot, trop arrogant pour reconnaître qu’un gros plan de Steve McQueen valait tous les paysages du monde ».
En fait, rien n’est moins sûr. Je pense, au contraire, que le casting n’est pas du tout à mettre en cause dans l’échec du film : Roy Scheider est excellent, Bruno Cremer est tout simplement exceptionnel, tandis que Francisco Rabal et Amidou sont très bons également. Certes, ces acteurs ne sont pas des stars internationales, mais je ne crois pas que cela explique l’échec cuisant du film lors de sa sortie. Le problème est bien plus complexe et à analyser au regard des succès au box-office cette année-là :
1. | Star Wars, épisode IV : Un nouvel espoir* | Lucasfilm/Fox | Mark Hamill, Harrison Ford, Alec Guinness et Carrie Fisher | 775 398 007 $ |
2. | Rencontres du troisième type* | Columbia | Richard Dreyfuss, Teri Garr, Melinda Dillon et François Truffaut | 303 790 000 $ |
3. | Les Aventures de Bernard et Bianca* | Walt Disney Productions | voix d’Eva Gabor, Bob Newhart et Geraldine Page | 74 100 000 $ |
4. | La Fièvre du samedi soir | Paramount | John Travolta | 58 950 000 $ |
5. | Adieu, je reste | MGM/Warner Bros. | Richard Dreyfuss et Marsha Mason | 41 839 000 $ |
6. | Annie Hall | United Artists | Diane Keaton et Woody Allen | 38 251 425 $ |
7. | Les Grands Fonds | Columbia | Robert Shaw, Nick Nolte et Jacqueline Bisset | 31,266000 $ |
8. | Cours après moi shérif* | Universal | Burt Reynolds, Sally Field, Jerry Reed et Jackie Gleason | 30 090 000 $ |
9. | L’Espion qui m’aimait | United Artists | Roger Moore et Barbara Bach | 24 365 000 $ |
10. | Julia (film, 1977) |
Le film est peut-être tout simplement arrivé trop tard.
Pour conclure, on peut dire que Sorcerer est l’un des plus grands chefs d’oeuvre des années 1970. Ce film, de plus de deux heures, nous emporte du début à la fin dans une spirale de l’échec, où la présence de la mort se fait sentir à chaque plan. Ce que ce film nous raconte est à la fois bouleversant et brillant : ces évadés qui fuient un destin compromis dans leur « vraie » vie, ne sont-ils pas arrivés au purgatoire ? Finalement, ne doivent-ils pas accepter leur destin et danser avec la mort qui se joue d’eux depuis le début ? (Voir la dernière scène absolument bouleversante…)