Deux ans après l’échec de son dernier blockbuster en date, Le Bon Gros Géant (The BFG), Steven Spielberg tente de renouer avec le succès public avec une adaptation risquée de Ready Player One, roman dystopique utilisant, et détournant, les codes de la culture geek pour y puiser ce qui s’avère bien plus que de simples ressorts scénaristiques mais une véritable philosophie de vie à destination des nouvelles générations. Demeure une question : les moins de 30 ans, à qui s’adresse ce film en priorité, se déplaceront-ils pour le voir ? Critique.
Résumé :
Dans un futur proche, le monde est en proie à une situation cataclysmique : crise énergétique, désastre climatique, famine, pauvreté, guerre, etc. Dans ce monde chaotique, l’OASIS est un système mondial de réalité virtuelle, accessible par l’intermédiaire de visiocasques et de dispositifs haptiques tels que des gants et des combinaisons. Conçu à l’origine comme un jeu de rôle en ligne massivement multijoueur (MMORPG), il est devenu au fil du temps une véritable société virtuelle dont toute l’humanité se sert comme d’un exutoire. Son créateur, James Halliday, est l’un des hommes les plus riches au monde. Immédiatement après son décès, une vidéo est diffusée dans laquelle il apparaît, expliquant qu’il a décidé de léguer son immense fortune, 500 milliards de dollars, ainsi que sa société, GSS, à la personne qui réussira à trouver un easter egg (« œuf de Pâques ») caché dans l’OASIS.
Le film se déroule en 2045 soit cinq années après cette annonce et narre l’histoire de Wade Watts (Tye Sheridan), un jeune homme de dix-huit ans, dans ses aventures pour trouver trois clés disséminées dans l’OASIS et qui sont le préalable à la découverte de l’œuf.
E.T., A.I. et Ready Player One
Tel un personnage de fiction providentiel, Steven Spielberg est d’emblée devenu un acteur incontournable de la révolution culturelle qui était en oeuvre depuis le début des années 1950. Sa carrière parlant pour lui, depuis le début des années 2000 il n’a de cesse de vouloir, ou parfois devoir, revenir sur celle-ci pour mieux la disséquer et en tirer des enseignements. Ce fut notamment le cas avec A.I., la réponse futuriste à E.T. : un enfant, une créature, qui s’avèrent être une seule et même personne. Sauf que dans A.I. Spielberg s’interrogeait sur ce qui fait que nous des êtres humains (on sent d’ailleurs l’influence de Stanley Kubrick dans cette histoire) : est-ce avoir un corps et une apparence humaine ? Non, bien sûr, cela Kubrick l’avait évacué dès 1968 avec 2001, l’Odyssée de l’espace. Est-ce ressentir des émotions ? Non, cela aussi Kubrick l’avait battu en brèche avec Shining vingt ans plus tôt. Avec A.I., Spielberg apportait une réponse simple et universelle, que l’on croyait à l’époque, définitive : l’humanité se définit non pas par essence mais par accident. Ou plutôt par la volonté d’un petit être de devenir un « vrai » garçon pour retrouver l’amour de sa mère. Spielberg, en humaniste invétéré, se place dans le sillage des existentialistes pour qui l’homme se définit par ses actions et par sa volonté d’interagir avec autrui.
Quinze ans plus tard, les enjeux ont encore évolué. Le monde dans lequel nous vivons n’est pas si éloigné de l’univers dystopique de Ready Player One (RPO) : les tensions et les injustices sont de plus en plus palpables et certains, seuls ou en communauté, ont délibérément choisi de vivre en marge de ce monde auquel ils ne croient plus. Si l’OASIS, comme son nom l’indique, offre un havre de paix virtuel à ceux qui ne croient plus en notre société, cette situation radicale est loin de se circonscrire uniquement aux plus déshérités : on retrouve dans l’OASIS certes des pauvre, mais également des femmes et des hommes de tous milieux et de toute classe sociale, y compris des cadres en costume…
La question qui semble émerger à ce stade est donc bien plus complexe et dérangeante : à partir du moment où on choisit délibérément de s’extraire d’une société aliénante, ne fait-on pas preuve de plus de libre-arbitre (donc d’humanité) que ceux qui acceptent leur sort ?
Il s’agit d’une autre facette d’une même question soulevée par les soeurs Wachowski dans la Trilogie Matrix et, pourtant, Ready Player One ne propose pas un discours révolutionnaire : le film se contente d’entériner une situation et d’en décrire une vision très réaliste.
« Je choisis mon avatar, donc je suis »
Dans ce contexte, il faut que le monde virtuel propose des dérivatifs extrêmement puissants pour que l’humanité accepte de s’abandonner à lui. C’est uniquement à ce niveau que le rôle de la culture geek, dont vous avez forcément entendu parler suite à la promotion du film, prend tout son sens. Loin de surfer sur la vague geek et la nostalgie des 80’s comme certains auraient pu le redouter (mais ont-ils seulement compris à quel point Spielberg était un grand cinéaste ?), Ready Player One utilise la puissance de cette dernière pour deux raisons :
Premièrement, il s’agit de la seule source d’inspiration contemporaine qui soit à même de proposer une proposition de valeur crédible pouvant s’apparenter à la puissance évocatrice et universelle d’une sorte de « religion moderne ». Pour rendre encore plus crédible ce constat, Spielberg et l’auteur du roman que nous n’avons pas encore cité, Ernest Cline, s’évertuent à citer des artefacts dénaturés de toute question temporelle ce qui souligne encore mieux leur fonction rituelle : dans l’OASIS des Batmans des années 1960 peuvent côtoyer des Jokers ou Harley Quinn des années 2000.
Deuxièmement, et cela s’apparente davantage à une intuition qu’à une analyse fine de la situation, les objets de la culture geek et plus encore les personnages, nos héros contemporains au même titre que Ulysse ou les chevaliers de la table ronde, font quasiment l’unanimité aussi bien en Occident qu’en Orient. La mondialisation a fait en sorte que ces objets cultes se sont diffusés dans tous les pays et toutes les strates de la population sans distinction sociale.
Ce qui fait sens avec cette humanité digitalisée, c’est le fait que chacun se démarque en choisissant son avatar avec le même soin que l’on choisirait une doctrine politique ou une philosophie de vie. « Je choisis mon avatar, donc je suis » semble être la prochaine étape de l’humanité, renversant en cela la perspective ouverte par A.I..
A ce titre, les nombreuses références jalonnant Ready Player One ne sont pas des clins d’oeil réconfortants, bien au contraire, ils servent à crédibiliser le propos du film et à l’ancrer dans le réel. En effet, tout comme la Matrice, l’OASIS offre un échappatoire salutaire et incarné. Reste qu’on pourrait s’interroger, au même titre que James Donovan Halliday, le créateur de cette machine à rêver, sur la finalité de tout cela. Ne serait-ce pas une fuite en avant ? Wade Owen Watts et ses compagnons devront se poser la question en affrontant un antagoniste redoutable, IOI, une entreprise mondialisée souhaitant prendre possession de l’OASIS pour en faire rien de plus qu’un produit. Encore une fois Spielberg a tout compris : les multinationales n’ont qu’une chose à nous offrir, leur talent pour mettre la main sur tous nos rêves, et ont tout à nous vendre, y compris notre vie, qu’elle soit réelle ou fantasmée.
Lorsque même les icônes qui nous faisaient rêver dans notre enfance deviennent les instruments mercantiles de notre aliénation, il ne reste que peu d’espoir.
Et c’est à ces gens que Spielberg s’adresse. Spielberg est James Donovan Halliday (Mark Rylance parvient à un syncrétisme troublant) et ce qu’il nous propose avec ce film est bien plus qu’un témoignage de notre temps, c’est un avertissement pour les années futures.
Bien entendu, Ready Player One est magnifique. Au même titre que, en leur temps, Indiana Jones, Minority Report ou plus récemment Tintin, Spielberg réalise un tour de force faisant passer les meilleures scènes d’action récentes pour de sympathiques cinématiques. Mais ce que nous voulons souligner c’est l’importance de Ready Player One dans la filmographie de l’un des plus grands cinéastes en activité. En effet, après E.T., A.I., Minority Report et Tintin, Spielberg écrit avec Ready Player One une nouvelle page essentielle du cinéma contemporain. Et nous sommes tout simplement heureux d’assister à ce moment d’histoire.