Phantom Thread est sans doute le film le plus subtil de Paul Thomas Anderson. Il conte la vie d’un célèbre couturier fascinant son monde (qui d’autre que Daniel Day-Lawis pour interpréter ce rôle ?) ampoulé dans une vie… nécessaire. La rencontre d’une femme se distinguant des autres viendra bouleverser son quotidien pour le moins austère. Magique et tragique.
Un classicisme flamboyant
Loin du film chorale qu’il a popularisé en son temps avec Magnolia (1999), encore plus éloigné de la déconstruction psychologique de The Master (2012) et des expérimentations se calquant sur la narration embrumée de Thomas Pynchon dans Inherent Vice (2014), Phantom Thread est conçu comme un drame psychologique en apparence très classique.
Dans les premières minutes, rien ne viendra bouleverser cette impression : l’univers de la haute-couture londonienne des années 1950 y est dépeint avec force détails et les cordes omniprésentes de Jonny Greenwood renforcent à raison ce canevas en apparence bien tissé. Mais ce classicisme thématique est loin de circonscrire la richesse formelle du film – nous évoquerons sa richesse symbolique dans un deuxième temps.
Comme une volonté de maîtriser au plus près le processus créatif, pour la première fois de sa carrière P.T. Anderson (PTA) n’a pas fait appel à Robert Elswit et se charge lui-même de la photographie. Pour ce faire, il collabore étroitement avec Michael Bauman, gaffer de longue date, et Colin Anderson, opérateur photo-steadicam. Collaboration qu’il veut bien plus étroite que sur ses sept films précédents. PTA a d’ailleurs été réticent à prendre le titre de directeur de la photographie, ayant donné à Bauman un crédit de « caméraman d’éclairage » – un clin d’œil au crédit que Stanley Kubrick a donné à John Alcott sur Barry Lyndon – et considère la photographie du film comme une collaboration. La photo a été un enjeu décisif dans le processus créatif du film : les expérimentations débutées plus de 9 mois avant le tournage et 68 jours en post-production (chose exceptionnelle pour ce type de film) ont été encore plus importantes que dans les précédents films de PTA. L’idée principale et qui saute aux yeux dès les premières secondes est que en aucun cas Phantom Threads ne devait ressembler à The Crown. C’était une évidence pour l’auteur, elle n’en est que plus convaincante après visionnage. Comme le dite Michael Bauman : « quand les gens pensent à un film d’époque, il devient incroyablement photographié mais super propre, beau et trop lumineux, c’était clair qu’il ne pouvait pas ressembler à ça ». (IndieWire) Il en résulte une photo à l’antithèse de ce qui se pratique actuellement : une diminution des contrastes et des images intentionnellement plates au regard de la nature du film. Certaines scènes sont totalement inattendues tant le rendu est violemment en contraste avec ce qui se fait par ailleurs, d’autres – au contraire – sont surréalistes de part leur audace texturale (le défilé navigue dans des teintes flamboyantes comme si la scène avait été filmée par une petite caméra amateur d’époque).
Phantom Thread se caractérise par une mise en scène sobre – loin d’être invisible car elle est absolument bouleversante de beauté – mais dépourvue d’artifices stylistiques tape à l’œil et un montage qui ne se remarque presque pas. Pourquoi ce parti-pris esthétique ?
D’une part, il nous semble évident que PTA a souhaité calquer sa mise en scène sur son personnage principal, une interprétation très personnelle de la vie de deux couturiers mondialement connus : Cristóbal Balenciaga (1895-1972) et Charles James (1906-1978). Inspiration intéressante tant ces esthètes magnifiques dont la constance à se délecter d’une vie austère rythmée par le travail et une forme de folie douce et méticuleuse ont fait la légende de l’histoire de l’art.
Un fil narratif
Mais bien plus opératoire est sa volonté de faire en sorte que son empreinte d’auteur ne prenne jamais le pas sur l’histoire et la caractérisation des personnages. En privilégiant la narration au détriment des effets de style, le réalisateur souhaite en quelque sorte caler le rythme du film sur les personnages et des situations décrites pour se mettre au service du spectateur. Par cet artifice, car oui, être sobre est un choix, c’est donc un artifice, PTA se risque à miser sur un récit simple presqu’aussi serré qu’un corset. Comme le note Umberto Eco, s’il est toujours compliqué de raconter une histoire à la fois « entrant dans un schéma de narration classique » et suffisamment pertinente pour être passionnante comme le cinéma l’exige, le pari de PTA s’avère encore plus audacieux puisqu’il doit s’appuyer sur les gestes quotidiens d’un artiste routinier pour ensuite faire passer le trouble du sentiment amoureux.
En cela, l’élégance maniérée du cinéaste se retrouve pour une fois reléguée au second plan, prise au piège de l’interprétation magnifique de Daniel Day-Lewis. Ce dernier campe si bien Reynolds Woodcock, un couturier bourreau de travail à l’exigence aussi aiguisée que ses goûts sont affirmés qu’il est inutile d’en rajouter.
Pourtant, si le personnage a un potentiel romanesque immense, suivre sa petite vie balisée du petit-déjeuner au coucher s’avère une épreuve immense. Reynolds vit et travaille dans un appartement à plusieurs étages à Londres avec sa sœur, Cyril (formidable Lesley Manville), avec qui il partage une relation peu orthodoxe. Celle qu’il nomme son « old so-and-so » s’occupe consciencieusement de la plupart de ses affaires, y compris lorsqu’il s’agit d’évincer les jeunes filles partageant brièvement sa vie lorsque ces dernières deviennent trop envahissantes.
Phantom Thread s’intéresse justement à l’un de ces passages de témoin entre deux conquêtes du couturier. Tombé sous le charme d’une serveuse, Reynolds attire sous son toit cette jeune immigrée à la personnalité bien affirmée, nommée Alma (incroyable découverte : Vicky Krieps).
A la fois muse et modèle maternel, Alma ne cessera d’évoluer et de nous surprendre pour laisser le spectateur rêveur face à cette relation amoureuse aussi inattendue que monstrueuse. Et si le fil fantôme évoqué dans le titre a bien sûr des racines psychanalytiques tant la figure de la mère est constamment présente sous diverses formes, il fait également écho à la bobine déroulée pour retrouver le fil des choses essentielles.
Sur le papier, la relation toxique entre Alma et Reynolds repose sur une dynamique assez familière mais PTA, également à l’écriture, a su insuffler à son récit des thématiques qui lui sont chères : la question de l’emprise du gourou et du disciple, le lien d’apprentissage mutuel entre ces deux personnalités en apparence opposées, sans parler du pacte de non-agression reposant sur des nécessités antagonistes.
Si le spectateur ressent une certaine jouissance à voir Alma bouleverser l’équilibre du pouvoir dans la vie un peu trop bien rangée de Reynolds, le film atteint sa plénitude dans une deuxième partie aux enjeux plus singuliers dans lesquels les schémas romanesques de la figure du pygmalion, ou de son traitement inversé, sont enfin dépassés. Avec son goût pour les gros plans à l’intensité dramatique jamais feinte, PTA capte la force exceptionnelle irradiant du visage de Daniel Day-Lewis et son pendant plus naturaliste dans celui tout aussi à la hauteur de Vicky Krieps.
Au final, Phantom Threads nous propose un spectacle relativement éloigné de la virtuosité de Scorsese et de Kubrick à qui on a longtemps comparé PTA. En retrouvant un schéma de narration familier, PTA ne délaisse pas pour autant l’ambition formelle mais se focalise sur la description des méandres psychologiques de ses personnages. A mille lieues de la trivialité de Mother ! qui partage le même propos sur la difficulté de vivre avec un artiste, Phantom Threads se révèle être plus ouvert et touchant que ce dernier tant tout le monde pourra y retirer un enseignement ou, au moins, une note positive toujours bienvenue.