Autant passionné par la fabrique et les coulisses du cinéma que par les films eux-mêmes, Quentin Tarantino se devait un jour de se risquer à filmer Hollywood. C’est chose faite et de la manière la plus intelligente qui soit : en exploitant son goût pour la narration diffractée. Once Upon a Time… in Hollywood est en cela plus qu’un simple film hommage, il s’agit d’un voyage tendre au sein d’une psyché cinéphile en voie de disparition. Critique.
De Quentin Tarantino, il est d’usage de citer sa cinéphilie monstrueuse, mi-geek mi-renfermée sur elle-même, sa capacité à transcender une histoire pour en tirer tous les fils narratifs secondaires tel un taxonomiste, son immense amour pour les acteurs et son talent pour les diriger…
Vient toujours un moment où l’on est amené à se positionner sur son savoir-faire si particulier de recycleur : n’est-il au final qu’un copieur invétéré ? Bien sûr que non, il suffit de voir City on fire de Ringo Lam, la source officieuse de Reservoir Dogs, pour s’en convaincre. Quentin Tarantino a insufflé une telle singularité à cette histoire relativement banale de braquage ayant mal tourné qu’il l’a vampirisée.
Cette oeuvre séminale exploite déjà tout son savoir-faire : flash-back classiques, narrations diffractées suivant les souvenirs imprécis de certains personnages, retours en arrières intempestifs dont l’unique objectif est de faire avancer le récit en temps réel et surtout cette scène absolument incroyable qui a fait basculé le cinéma américain dans la post-modernité.
Tout se passe sur le toit d’un immeuble. Mr Orange (interprété par Tim Roth) doit apprendre par coeur une histoire pour être en mesure de la raconter de la manière la plus convaincante possible à ses futurs acolytes. Pour ce faire, il doit mémoriser le moindre détail, inventer tous les éléments qui en feront le sel, passer en revue le vocabulaire, les expressions, la tonalité du visage, voire son attitude corporelle qui feront basculer ses partenaires de son côté.
Une histoire factice interprétée sur le toit d’un immeuble et mise en image de façon ludique, puis racontée elle-même lors d’un flash-back à l’histoire principale. On en aurait presque le tournis ! Le génie du cinéma de Quentin Tarantino se trouve encapsulé dans cette mise en abîme vertigineuse.
Vous le lirez ici ou là, Quentin Tarantino est fasciné par le cinéma des années 1970, c’est en quelque sorte par son truchement qu’il est entré en cinéphilie. Cette décennie marque la perte d’influence des Studios au profit d’un cinéma d’auteur plus ancré dans la réalité. D’aucun disent que le basculement est initié par l’assassinat de Kennedy en 1963, d’autres que la sortie simultanée du Lauréat et de Bonnie and Clyde en 1967 ont rendu obsolète la vision d’un cinéma classique où les producteurs terrorisaient des réalisateurs à leur merci. D’autres enfin prétendent que le succès faramineux de Rosemary’s Baby a ouvert la porte à un autre cinéma, plus urbain, plus européen.
Une chose est certaine, l’assassinat sordide de Sharon Tate quelques jours après la sortie de Easy Rider, qui soufflait déjà sur les braises presque froides d’un rêve illusoire de liberté, a définitivement sonné le glas de l’insouciance. Terrible constat si l’on se borne à y voir des symboles, la Manson Family a sans doute assassiné plus qu’une star de cinéma en devenir ce 9 août 1969.
Mais Once Upon a Time… in Hollywood illustre surtout à merveille le changement en deux temps en marche à Hollywood avec la démystification des acteurs de westerns, toujours contraints de faire de la place à la nouvelle génération, et surtout le rôle de plus en plus prégnant de la télévision.
C’est avec cette triple lecture, événementielle, historique et culturelle, que Quentin Tarantino parvient enfin à dépasser son cinéma méta narratif pour l’ancrer dans une réalité plus signifiante. En cela, Once Upon a Time… in Hollywood s’avère très éloigné de Inglourious Basterds, dont la fin revisitait lui aussi l’histoire. Si l’on pressent toujours cette nécessité vitale de créer une histoire alternative par la magie de la mise en scène, comme un coup de poing enfantin au visage d’une réalité bien trop cruelle, on note également pour la première fois une volonté de se faire le témoin d’une époque, certes qu’il n’a pas connue, mais qu’il connait mieux que quiconque de part son enfance à L.A. et sa boulimie misanthropique.
Once Upon a Time… in Hollywood est un véritable bijou pour quiconque voudrait s’immerger au coeur de cette période où fonctionnait à plein cette usine à rêves. Tout y semble vrai, vécu, touchant, portant à conséquences : de la prise ratée de l’acteur en quête d’un second souffle à la starlette se découvrant pour la première fois à l’écran, de la doublure cascade qui attend sagement que la vedette ait besoin de lui à la star en devenir qui semble sincèrement heureux d’échanger des anecdotes avec l’ancienne gloire qui a failli tourner à la place de Steve McQueen. Même les rues de Los Angeles, cernées d’autoroutes striées de routes de montagnes, de cinémas diffusant des films en tous « genres », d’affiches de films et de hippies appâtant le bourgeois en recherche de sensations fortes semble plus vrai que tout ce que l’on avait pu voir jusqu’à présent.
Il se peut, comme le disait Serge Daney, « qu’en dernière analyse le cinéma ne puisse fonctionner qu’à la croyance » (Journal de l’an nouveau). Cette foi en ce qui est montré à l’écran, aux personnages, Quentin Tarantino l’avait jusqu’à présent délaissée au profit d’une croyance quasi mystique au langage, à cette forme de narration étouffée par le talent à « raconter des histoires », ce que l’on aime également dans le personnage de Quentin Tarantino. En somme son bagou.
Si dans la scène de Reservoir Dogs, Mr Orange était parvenu à accréditer son personnage à ses partenaires de braquage, Quentin Tarantino avait également pris cette voie, sans jamais réellement parvenir totalement à s’en extirper, soit par la tangente (Jackie Brown) ou par la diagonale (Boulevard de la Mort). Dans ses interviews, il évoque souvent sa confiance inouïe en lui-même et en sa culture cinématographique quitte à la manier telle une arme face à ses interlocuteurs. Pour lui, il n’y avait sans doute pas de dialogue possible entre sa vision du cinéma et celle d’une altérité : il devait forcément obtenir gain de cause ou du moins son talent oratoire un brin étouffant finirait quoiqu’il arrive par emporter la mise.
Pour la première fois, Quentin Tarantino accepte de remiser son talent oratoire, arme de dissimulation massive, pour peut-être enfin laisser le dialogue s’instiller entre le spectateur et lui-même.
Est-il prêt à accepter la critique de ceux qui le suivent depuis maintenant deux décennies ? On l’espère tous car, tout comme l’année 1969 marque une nouvelle ère, il semblerait que Quentin Tarantino semble enfin prêt pour aborder sa carrière sous un nouvel angle. On frémit d’impatience.