La Pologne nous a donné un nombre colossal de grands cinéastes, dans sa période richissime d’après-guerre, à partir de l’extraordinaire « Cendres et diamant » (Wajda, 1958) et jusqu’aux derniers films de Kieslowski (1994, fin de sa trilogie Bleu, Blanc, Rouge), en passant par une nouvelle vague follement créatrice (les inénarrables Has, Skolimowski ou Zulawski pour ne citer qu’eux). Et vous me direz que je n’ai pas encore parlé de Polanski, star nationale, phénomène hollywoodien.
En trait d’union entre les années folles et le déclin il y a un cinéaste passionnant et oublié, qui est arrivé un peu tard au cinéma parce que ce n’était pas sa passion première (c’est avant tout un scientifique) et qui a fini par travailler avec Kieslowski, un cinéaste, figurez-vous qu’il continue à tourner et même à rafler des prix dans un relatif anonymat, je veux parler de Krzysztof Zanussi.
Pour le présenter précisément, rien de mieux qu’un portrait en six films qui retracent sa carrière et reviennent systématiquement sur les thèmes qui jalonnent son cinéma.

« La structure du crystal », 1969
« La structure du cristal », 1969
Premier long métrage dans un magnifique noir et blanc, il porte déjà les traits de ce que sera le cinéma de son auteur. C’est un affrontement entre deux personnages, deux amis universitaires, physiciens comme l’était Zanussi, un vivant retiré à la campagne, l’autre profitant d’une large reconnaissance et savourant son succès à Varsovie. À ce duo, il faut ajouter une femme, celle du fugitif, de celui qui a décidé de quitter le bruit de la ville, sa séduction et l’influence néfaste du parti pour se concentrer uniquement sur la science pure. Les deux amis, autrefois inséparables, vont peu à peu devoir régler des comptes et réaliser à quel point la vie a fait d’eux deux antithèses, le nouveau venu cherchant notamment à séduire la femme de son ami après avoir plagié les théories d’un autre scientifique pour lancer sa carrière. Pureté contre cynisme, franchise contre corruption. D’une grande simplicité et profondeur, le film ose quelques belles conversations entre les deux hommes sans tomber dans des excès de dialogues ou d’explications. Le juste équilibre, déjà, est un art chez Zanussi.

« La vie de famille », 1971
« La vie de famille », 1971
Le premier chef d’oeuvre de Zanussi est en quelque sorte une variation sur son premier film, du moins dans le thème de départ : un jeune homme brillant, scientifique travaillant à Varsovie est appelé à la campagne au chevet de son père mourant. Il est alors face à face avec sa famille, avec son passé, ce qu’il s’est devenu et que sa famille n’est pas. Avec comme question centrale : dans quelle mesure échappe-t-on à notre héritage (génétique, culturel, matériel etc) ? La famille en question est celle de la grande bourgeoisie décadente polonaise où pullulent les règlements de compte les plus vicieux et on ne peut s’empêcher d’imaginer un tel sujet dans les mains de Visconti ou de Bergman. Mais Zanussi est déjà au niveau des maîtres et se renouvelle totalement sur la forme, utilisant à merveille une palette pastel et comme passée de même que de très longs mouvements de caméras et autres plans-séquences. Le film imprime une forme de mélancolie perverse et par moments paraît presque capable de virer dans le film d’horreur (la famille comme peur ultime). Une splendeur éprouvante pour les nerfs.

« Illumination », 1973
« Illumination », 1973
Un nouveau film majeur et surtout une nouvelle fois Zanussi qui se réinvente entièrement formellement avec un montage très saccadé, des passages quasiment documentaires d’entretiens au milieu d’un film de fiction. Sur le fond, on reconnaît les thèmes favoris du polonais : un universitaire promis à une grande carrière scientifique pris de cours dans une histoire d’amour et la naissance d’un enfant qui lui coûtera son futur. De petits jobs en galères, voilà notre héros qui doit renoncer à ses rêves de jeunesse et à son potentiel. Très beau et amer, « Illumination » est sélectionné à Cannes et Zanussi gagne le léopard d’or à Locarno, preuve que son cinéma n’est pas si confidentiel. La descente aux enfers de son noble héros que l’on voudrait voir réussir est typique de son cinéma, de plus en plus pessimiste ou simplement réaliste dans la Pologne communiste des années 1970 (et le film montre clairement comment ses rêves se cassent les dents sur la vie dans ce qu’elle a de plus concret).
« Camouflage », 1977
Lors d’un camp d’été organisé par la faculté, deux professeurs aux idées opposées s’affrontent. C’est le jeune héros idéaliste aux idées généreuses face au cynique corrompu qui a tout vu et qui en est revenu. Mais on se rend vite compte que huit ans après son premier film, si la trame reprend en partie « La structure du crystal », notamment avec cette relation amour-haine et un duel haut en couleurs, le constat lui est différent. Il n’y avait pas de vainqueur clair dans la Pologne de 1969, mais le cynisme est cette fois aux commandes en 1977. Le style du film, très peu spectaculaire, emprunte au genre du réalisme social (façon Dardenne ou Mungiu), caméra à l’épaule un peu heurtée, pas de fioritures. Encore une façon de jouer au caméléon mais aussi une petite déception quand on sait de quoi le cinéaste est capable. En revanche on remarque l’acteur Zbigniew Zapasiewicz en renard manipulateur, un habitué des films de Zanussi que l’on retrouvera.
« La constante » 1980
Encore un film de la veine plus « réaliste » (et terne) du polonais, encore un film très pessimiste bien sûr, alors que le cinéaste a commencé à travailler régulièrement avec Kieslowski (eux sont restés et n’ont pas quitté la Pologne, Kieslowski finira par le faire dans les années 1990, comme Polanski ou Skolimowski avant lui). On voit que le scénario peut tendre à la démonstration mais Zanussi jongle habilement entre théorie et vie, entre le sec et l’humide. Ici la manière dont un jeune homme droit et intelligent se retrouve broyé dans le système corrompu polonais, malgré sa bonne volonté, ses qualités. Comme dans « Illumination », le jeune homme a des rêves de son âge (escalader l’Himalaya) et finira tragiquement au plus bas… Il y a quelque chose d’implacable, comme dans « Le hasard » de Kieslowski (1987) quelques années plus tard. L’émotion est plus prégnante dans « La constante » que dans d’autres films comme « Camouflage », Zanussi ne se laisse pas étouffer par sa colère ou sa rancœur.

« La vie comme maladie mortelle sexuellement transmissible », 2000
« La vie comme maladie mortelle sexuellement transmissible », 2000
Dans les années 2000, toujours là (Zanussi tourne encore à l’heure actuelle), toujours la fleur au fusil, encore et toujours pessimiste. Dans ce film, un docteur qui apprend qu’il est condamné (cancer) et son chemin vers l’acceptation de la maladie et de la mort. Le film s’ouvre avec un film dans le film, sur un prêtre au moyen-âge et une histoire qui servira de parabole à celle vécue par le médecin (encore Zapasiewicz, absolument impeccable, jamais dans le pathos). Pas mal de choses intéressantes, sur une Pologne qui a des faux airs de Russie nouvelle riche (le personnage dégoûtant de l’ex-femme qui fait des chèques sur commande) et sur l’idée de transmission. Foutu pour foutu, notre homme se tourne vers un couple de jeunes gens. Toujours aussi riche et intelligent.
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