L’Homme irrationnel (2015) de Woody Allen permet au réalisateur new-yorkais de renouer avec un genre qu’il apprécie : le polar psychologique à la Match Point ou Crimes et délits. L’histoire, plus complexe qu’il n’y paraît, repose sur une mise en abîme intrigante sur le pouvoir des idées. Un exercice de style très retors. Critique.
Résumé
Professeur de philosophie, Abe Lucas (Joaquin Phoenix) est recruté dans une charmante université d’une petite ville cossue du littoral. Sa réputation de célèbre philosophe mais au caractère ombrageux le précède. Il est, en fait, un homme dévasté sur le plan affectif, qui a perdu toute joie de vivre. Il a le sentiment que sa vie entière n’a servi à rien : militantisme politique ou enseignement. Peu de temps après son arrivée dans l’université, il commence à fréquenter, sans trop y croire, Rita Richards (superbe Parker Posey, enfin de retour), collègue en manque de compagnie qui compte sur lui pour lui faire oublier son mariage désastreux. Puis, il se lie d’amitié avec Jill Pollard (Emma Stone, toujours aussi talentueuse), sa meilleure étudiante. Si Jill est amoureuse de son petit copain Roy, elle trouve irrésistibles le tempérament torturé et fantasque d’Abe, comme son passé peu conventionnel. Et tandis que les troubles psychologiques de ce dernier s’intensifient, Jill est de plus en plus fascinée par lui. Mais quand elle commence à lui témoigner ses sentiments, il la rejette. C’est alors que le hasard le plus total bouscule le destin de nos personnages dès lors qu’Abe et Jill surprennent une conversation qui ne les concernait pas.
Hasard et existentialisme
Comme dans Match Point, le hasard joue un rôle essentiel dans l’intrigue : on pense cette scène iconoclaste où Abe fait le choix de jouer sa vie à la roulette russe, pendant une soirée étudiante, pour illustrer son cours sur le libre-arbitre face à des étudiants médusés. On pense aussi à un moment clé, pendant une fête foraine, où Abe trouve le numéro gagnant de la loterie. Loterie qui permettra à Jill de gagner un lot qu’elle choisira au hasard, ce qui aura une répercussion inattendue à la fin du film.
Les parallèles légèrement sur-lignés entre les discours convenus de Abe durant ses cours (avec une vision un peu cliché de la philosophie enseignée à l’université) et les situations vécues par les personnages sont évidemment maîtrisés par Woody Allen. Son film est un pur exercice de style qu’il conduit, une nouvelle fois, de main de maître. Si bien, que Woody Allen nous propose, ni plus ni moins, qu’un éloge du crime comme solution au vide existentiel de la vie.
Tuer pour mieux vivre ? Oui, cela fonctionne selon l’auteur. Mais là où il parvient à nous cueillir définitivement, c’est dans la dernière partie du film. Le crime peut payer pour soigner les âmes en perdition, mais cela a des conséquences. Ainsi, Woody Allen nous dit que l’enjeu n’est pas moral mais légal : en gros, on peut tuer, mais il ne faut pas se faire prendre… Une nouvelle fois, Woody Allen nous surprend avec ce film retors, tout sauf bien pensant, tout cela à 79 ans. Chapeau.
Sur la forme, le film est relativement simple, mais cette simplicité dissimule une véritable virtuosité technique : faire passer ce film éminemment subtil sur le fond, pour une simple comédie de moeurs, voire un simple polar dans la deuxième partie.
Car, oui, L’Homme irrationnel est un film en deux parties : une thèse – les concepts déroulés par Abe dans la salle de cours et leur mise en pratique par les personnages – et une antithèse – la deuxième partie du film, qui était sensée illustrer la vision philosophique de Abe mais qui, en fait, apporte une conclusion plus cruelle.
Hormis cette construction en deux actes, L’Homme irrationnel repose aussi sur un savant mélange des points de vue avec un entrelacement troublant de la narration en voix off : les deux personnages principaux, Abe et Jill, se partageant la conduite de la narration. Cela a un effet immédiat en troublant encore plus le spectateur qui ne sait pas plus que les personnages eux-mêmes qui est le véritable héros de cette histoire.
Jamais, Woody Allen n’appuie son propos à l’aide d’une mise en scène qui pourrait s’avérer gagnante pour faire de ce film un candidat aux Oscars : pas de plans léchés (hormis une superbe photo de Darius Khondji), pas de mouvements de caméra grandiloquents, ni de musique dramatique. Il préfère la jouer low profile pour le bien de l’histoire et pour réussir son effet final : nous cueillir à froid avec cette histoire qui s’avérera au final aussi perverse et aigre, qu’elle fut guillerette et douce-amère dans ses premières minutes. Une très belle réussite.