Leto est le film insoumis d’un réalisateur dissident, sur un univers underground. Kirill Serebrennikov, célèbre directeur russe du théâtre dramatique de Moscou, termine le montage du film chez lui, puisqu’assigné à résidence depuis 2017, date de son arrestation pour une affaire de détournement de fonds publics. Le film sera malgré tout projeté à Cannes, en l’absence de son réalisateur. Comme souvent, le propos de l’oeuvre trouve une résonance particulière avec l’actualité.
Rock et Union Soviétique ne font pas bon ménage. Rien de surprenant, dès lors, d’assister à une scène improbable de concert qui crève d’envie d’exploser, alors même que le public est contraint de rester assis, sans brandir de pancartes, ni montrer le moindre entrain ou la moindre exaltation. Ce qui n’empêche pas les discrets mouvements de poignets ou de pieds.
Viktor Toi et Mike Naumenko, deux figures majeures du rock soviétique, et la muse de ces derniers seront les trois personnages épicentres de ce milieu qui se révèle à un public occidental, entre similarités, familiarité même, et dissonances étranges : le Leningrad des années 80 n’est pas exactement le Londres de l’époque. L’Occident et son rock, source d’influence et de fantasmes absolus pour cette génération, rentre en constante tension avec la rigueur du régime, qui, s’il transparaît, est aussi largement évacué pour laisser libre cours à la musique et à ses émotions, qui traversent ces quelques individus. Si son sujet n’est pas exactement nouveau, le film donne une épaisseur à ces personnages amoureux, tiraillés, et surtout infiniment nuancés.
Ce même occident, ces dernières années, montre une certaine propension aux films rocks qui n’ont de réellement rocks que leurs sujets, sujets qui se débattent au sein d’une photographie lissée, de scénarios au classicisme dévastant, et d’une ridicule sagesse (morale) générale.
Bohemian Rhapsody pour ne citer que lui, fait pâle figure à côté de Leto et sa forme, qui adhère à son propos, se faisant douce et mélancolique comme grisante. En témoignent ces séquences clipesques, introduites par un personnage surréaliste, relais entre la diégèse et le spectateur, dont les apparitions signalent l’entrée dans le fantasme.
La musique rock occidentale, des Talking Heads à Lou Reed vient fendre ce monde oppressif dans des saillies enthousiasmantes et libératrices. « Ceci n’est pas arrivé » assène pourtant ce relais à plusieurs reprises. Mais c’est l’énergie qui reste, sans laisser le pessimisme prendre le pas.
Si le procédé s’épuise au bout d’un certain temps, l’énergie vibrante du moment s’imprime bien plus fortement. Sans chercher sa substance dans des orgies sexuelles, ou autres séquences chocs, Leto parvient à capter bien plus sincèrement l’air du temps, le Zeitgeist, ou du moins celui de ce petit monde underground.
Il est presque impossible d’envisager Leto comme un biopic, tant le film s’applique à éviter les poncifs, à jouer de sa structure, comme à évoquer trois personnages au lieu de n’en célébrer qu’un, tout cela sans montrer le moindre effort. Au contraire, son récit comme sa forme sont libérés, autonomes, pour devenir, au-delà d’un pamphlet politique, une oeuvre poétique.

LETO
SORTIE LE 05 DÉCEMBRE 2018
Réalisateur : Kirill Serebrennikov
Acteurs : Irina Starshenbaum, Teo Yoo, Roma Sver
Genre : Drame musical
Durée : 126 minutes
Langue : Russe
Nationalités : Russie, France
Prix / Festival : Sélection officielle – En compétition – Festival de Cannes 2018