Steven Spielberg nous revient après trois ans d’absence, et un (tout) petit Lincoln, avec l’immense Le Pont des Espions (Bridge of Spies) écrit par les Frères Coen. Cela faisait dix ans et son diptyque noir et grandiose (Munich et La Guerre des mondes) qu’il ne nous avait pas autant convaincu. Critique.
Résumé
Premièrement, il faut préciser que ce film est en partie tiré d’une histoire vraie à peine croyable. En pleine guerre froide, James B. Donovan, un avocat américain (Tom Hanks – on engage les paris pour l’Oscar du Meilleur acteur) accepte de défendre Rudolf Abel (Mark Rylance – il mérite également sa petite statuette), un espion soviétique œuvrant sur le sol américain. À cause de la crainte des Soviétiques, il subit des rejets, tant par la population que par le système judiciaire. Par la suite, il accepte de négocier l’échange de Francis Gary Powers, un pilote de la CIA dont l’avion espion a été abattu au dessus de l’Union soviétique. L’avocat doit cependant se rendre à Berlin-Est, contrôlé par les Soviétiques, sans protection diplomatique.
Realpolitik ou idéalisme ?
Comme le disait Orson Welles, « le cinéma américain c’est trois choses : John Ford, John Ford et John Ford ». Pourquoi ? Parce que tous les cinéastes américains ont une dette énorme envers John Ford et ses 140 films, dont un tiers sont aujourd’hui perdus, ses 60 ans de carrière, des années 1910 à 1966, année de son dernier film, Frontière chinoise. Mais pas seulement (nous allons y revenir).
En sortant de Le Pont des espions, l’un de mes deux compères de projection, Guillaume Gas (journaliste/critique sur Courte Focale et Abus de Ciné), comparait la dialectique du dernier Steven Spielberg à la veine politico-idéaliste de Frank Capra (par exemple dans Monsieur Smith au Sénat).
C’est une comparaison judicieuse, car il est clair que Steven Spielberg s’intéresse autant à l’homme, à sa droiture et à sa volonté de respecter les institutions – le ciment de ce qui « constitue » (au sens de Constitution) la société américaine, qu’aux événements en tant que tel (espionnage, relations ambiguës entre les différents corps constitués et description d’une époque historique trouble).
L’avocat Donovan (Tom Hanks) fera d’ailleurs un éloge sobre et efficace des institutions en posant une question rhétorique simple : qu’est-ce qui fait d’eux des américains ? Sa réponse ? Elle est toute emprunte de droiture : le respect de la Constitution. On n’en aurait pas attendu moins d’un avocat, mais vu les réactions très limites de son entourage professionnel, on pourrait en douter. Car Donovan se retrouve isolé, rejeté à la fois par son entourage qui ne comprend pas qu’il mette autant d’entrain à protéger un homme condamné d’avance et conspué par l’ensemble de l’opinion publique qui pense qu’un espion n’a pas le droit aux mêmes égards que tout autre citoyen américain.
Car l’un des enjeux du film est bien là : qu’est-ce qui fait que les institutions tiennent ? La croyance en des valeurs, certes, mais pas seulement. Car les traîtres, les espions, ne croient pas en nos institutions et pourtant ils vivent parmi nous.
D’ailleurs, cet espion, Donovan n’a de cesse de répéter qu’il n’est pas un traître, bien au contraire. Il s’agit d’un bon soldat, faisant particulièrement bien son boulot. Comment peut-on qualifier un espion étranger de traître ? Cet homme, Rudolph Abel, a donc des valeurs, le seul soucis, c’est qu’il ne partage pas les mêmes que nous.
Non, définitivement, ce film n’est pas manichéen et nous permet de nous interroger sur nos valeurs. Réfléchir en ces temps troubles, où l’urgence nous fait parfois oublier notre État, n’a pas de prix.
La solution à nos interrogations est toute autre : nos institutions – et par-là même nos valeurs – tiennent car elles doivent être au-dessus de nos considérations légitimes. En conclusion, dans ce long-métrage surprenant de pertinence, le propos de Steven Spielberg semble privilégier l’intelligence à la vengeance belliciste. Il semble vouloir nous dire une chose simple, que l’on semble parfois oublier : jugeons nos ennemis de la façon la plus respectueuses de nos institutions et la plus digne qui soit, car c’est le meilleur rempart contre la barbarie.
Dans ce film, le contexte de la Guerre Froide demeure une toile de fond où l’idéologie ne rentre quasiment jamais en ligne de compte. D’ailleurs, par ce biais là, le sous-texte de la Guerre Froide n’a jamais été aussi bien décrit que dans ce film : l’idéologie politique étant secondaire, la croyance en des valeurs devenant le réel enjeu.
Héroïsme fordien
Tout cela pour souligner qu’on s’éloigne beaucoup de l’idéalisme d’un Frank Capra : Donovan n’est pas naïf, il ne croit pas, par nature, en la bonté du peuple contre les élites (les scènes dans le train de banlieue le soulignent). De même, Tom Hanks ne campe pas un personnage luttant contre une machine plus forte que lui. Son rôle est plus subtile et retors : il sait se jouer des institutions quand il en a besoin.
En cela, Le Pont des espions regarde plus du côté de John Ford que de Frank Capra : Donovan doit convaincre, avant tout, car il sait que ce qu’il fait est bien. Pour ce faire, il se sert des institutions et non l’inverse. Il ne sert pas les institutions, jamais (au sens où il serait l’esclave d’elles). Donovan est donc bien, à mon sens, un pur héros fordien : il se sert de quelque chose pour faire le Bien.
Et là où Steven Spielberg enfonce définitivement le clou, c’est lorsqu’il tente (et parvient selon nous) à iconiser le personnage de Donovan par des astuces de réalisation (contre-plongée, contre-jour, contre…tout 😉 ) et par des dialogues bien sentis. Il en fait un symbole de l’Amérique. Ainsi, le petit avocat spécialiste en assurance devient bien plus que ce qu’il est, il dépasse sa condition pour littéralement personnifier une certaine idée de l’Amérique : la mythologie et le réel ne font plus qu’un.
L’Histoire (avec un grand H) disparaît derrière l’incarnation d’un personnage bien ancré dans le réel qui, pourtant, réalise son destin en faisant quelque chose qui le dépasse.
Steven Spielberg parvient donc à faire un film profond, subtile, jamais manichéen grâce à l’écriture déliée et précise de Joel et Ethan Coen et à une mise en scène jouant sur les changements d’ambiances : d’une scène d’ouverture à la tension serrée filmée à la caméra à l’épaule façon Munich et le Soldat Ryan, Spielberg passe aisément à des scènes d’intérieur au cadre travaillé et à l’ambiance ouatée. Le contrejour dans certaines scènes d’intérieur est également un outil très utilisé, notamment pour illustrer la puissance rhétorique de Donovan, grâce à la photo une nouvelle fois sublime de Janusz Kamiński.
Je n’ai pas encore évoqué les différents personnages et acteurs, pourtant tous très bons et incarnés, car il me semble que le motif du héros avait suffisamment d’importance pour prendre le temps de le développer. Ceci dit, il faut tout de même dire un mot du personnage de l’espion, Rudolph Abel (travail exceptionnel de Mark Rylance). Il incarne un espion tout en retenu, tout en nous faisant ressentir qu’il ne se perd pas intérieurement. Il nous permet de nous interroger sur nous-même : sommes-nous prêts à regarder autrui, cette altérité qui nous questionne sur nos valeurs, ou préférons-nous nous cacher derrière nos peurs ?
Dernière chose : il serait dommage de ne pas souligner encore et encore le travail exceptionnel d’écriture des Frères Coen : on note l’humour froid et subtile, les punchlines jamais gratuites et l’importance donnée aux seconds rôles – parfois burlesques mais jamais caricaturaux.
Pour conclure, on ne peut que constater à quel point Le Pont des espions est un film au classicisme subtile (lisez notre analyse du classicisme au cinéma), profond et important – particulièrement en ce moment. Ce film donne autant à réfléchir qu’il divertit, et dans un contexte comme le nôtre, il faut bien reconnaître que Steven Spielberg fait une nouvelle fois le job, et bien plus encore…