Quand sort en 1975 Les trois jours du condor de Sydney Pollack avec Robert Redford en animal traqué, le polar paranoïaque atteint son apogée et devient la forme qui raconte le mieux l’Amérique des années 1970. Alan Pakula règne sur la décennie avec quelques morceaux de choix, en particulier À cause d’un assassinat et Les hommes du président sur l’affaire du Watergate. Les codes, on les connaît, un monde sous l’emprise d’un ennemi tout puissant et omniprésent, impossible à identifier, qui entend et voit tout, qui est tout le monde et partout à la fois.
Pourtant, dans le cinéma américain d’avant-guerre, dans le cinéma mondial même, on pouvait encore aisément repérer le méchant qu’on nous désignait tôt dans le film. Le bien se distinguait très clairement du mal, et on comptait bien rendre les choses claires et lisibles pour le spectateur, dessinant un monde souvent manichéen. Un Mabuse qui voulait le mal absolu, tirant les ficelles, une crapule qu’il fallait, au prix d’aventures coûteuses, éliminer. C’était la figure de M, le tueur d’enfant, ou même celle du monstre (disons King Kong), c’est-à dire : l’autre.
Les trois jours du condor de Sydney Pollack
Les choses se sont compliquées dans les années 1950 avec la chasse aux sorcières et la politique du député Mc Carthy qui a troublé le bel ordre national. Un film comme L’invasion des profanateurs de sépulture (Don Siegel, 1956) traduit cette nouvelle donne avec un sens aigu de l’anticipation : « ils » sont parmi nous, « ils » occupent nos propres corps ou du moins imitent parfaitement notre apparence, « ils » sont presque indissociables de nous mais sont pourtant de parfaits étrangers. Il n’y a plus à proprement parler d’altérité, ou plutôt l’autre est un des nôtres. Le bon vieux clivage est en péril et le film opère par contamination, « ils » occupent nos rêves et le spectateur lui-même ne semble plus à l’abri. C’est aussi la période où l’on fait le ménage dans les studios, où même Chaplin est réprouvé. Où certains essayent, double discours à la clé, de traiter du communisme (Un murmure dans la ville est un sommet, Mankiewicz réalise ses meilleurs films). Le ver est dans le fruit. L’autre a vécu.
La décennie suivante est celle des grands assassinats politiques (JFK, Bobby Kennedy, King, Malcolm X etc). Elle est aussi la plus féconde pour l’imaginaire collectif parce que les évènements majeurs sont pour la première fois filmés, retransmis en mondovision (la télé couleur a fait son apparition dans tous les foyers). À chaque drame, son image choc (au contraire de moments historiques comme l’assassinat de Lincoln, reprit dans un nombre incalculable de films, mais simplement transmis par les livres d’histoire), des images qui se gravent pour toujours dans les esprits comme seul le 11 septembre quelques 40 ans plus tard peut faire écho. Le nouvel Hollywood va se nourrir de ces images publiques pour en faire la matière même de ses films : Arthur Penn, Robert Altman, Brian De Palma sont absolument obsédés par l’assassinat de JKF. TOUS leurs films parlent et reprennent sous une forme ou une autre l’assassinat de novembre 1963.
Les conséquences directes sur le cinéma sont la remise en question de l’image comme force documentaire et le retour de la violence. Dans l’assassinat de JFK l’image a perdu sa vertu de « vérité ». On a eu beau voir et revoir ces quelques secondes, les faits n’en sont sortis que plus confus. Blow-Up est le film le plus important des années 1960 (sur le nouveau rôle de l’image, annonçant l’ère moderne) mais Bonny & Clyde montre à quel point la représentation de la violence dans les films redevient une question d’actualité. Toutefois les vraies conséquences de ces tragiques évènements ne se feront véritablement sentir qu’au début des années 1970. Les assassinats politiques sont restés non résolus. Les thèses les plus folles circulent partout en Amérique, en particulier sur les campus universitaires. La grande paranoïa va prendre forme.
Blow-Up de Michelangelo Antonioni, sorti en 1967
Jusque là les films ont tablé sur une représentation pyramidale du mal. C’est l’organisation, mafieuse par exemple, avec le parrain en haut, ses bras droits, puis quelques hommes de mains etc jusqu’en bas du triangle. Ou l’organisation politique de base. Le film paranoïaque privilégie la forme circulaire (et circulante, où l’information passe, micros, caméras…) : celle de l’encerclement. Il n’y a plus de centre ou de tête pensante, simplement un partout et maintenant qui entoure, enroule, étrangle la proie. Cette forme peut même parfois se voir représentée dans certains films clés du complot, les cassettes tournantes de « Conversation secrète » ou le plan-séquence à 360 degrés de Blow-out (typiquement De Palmien).
Ce type de film criminel, qui ne propose plus de représentation claire du mal mais une forme évanescente du complot, presque insaisissable est par excellence une forme de l’angoisse. Elle s’approche de celle du film d’horreur (Scream par exemple) et traduit l’état d’insécurité d’une Amérique touchée en son nerf et en perte de repères après la mort de figures centrales. Aujourd’hui le film de complot est un classique du répertoire, un genre connu et digéré par le grand public qui aime à retrouver ses parkings déserts et ses coups de fil anonymes.