Le Nouvel Hollywood a-t-il disparu de sa belle mort ? Vaste débat. Mais, vous avez peut-être entendu parler du critique Peter Biskind qui accuse en creux George Lucas et Steven Spielberg d’en avoir précipité la chute avec deux blockbusters sortis en 1975 et 1977 : Les Dents de la Mer et La Guerre des Etoiles. C’est plus ou moins l’avis de notre rédacteur Delarge qui, exemples à l’appui, estime qu’une génération de cinéastes surdoués a été poussée vers la sortie de part l’émergence de nouveaux standards de réalisation. Notre rédaction a décidé d’en débattre, s’est (on peut le dire) écharpée sur cette question et vous propose 2 points de vues diamétralement opposés. A vous de nous départager.
Pour – Avis de Delarge :
En 2013, lors d’une conférence donnée à L’USC, School of Cinematics Art de Los Angeles, Steven Spielberg et George Lucas lançaient un avertissement à l’industrie cinématographique actuelle. Une « implosion » à venir, des films dont les budgets dépassant les 250 millions de dollars s’écrasent au box-office, où les spectateurs devront payer 7$ pour voir un film, 25$ pour un autre. Le plus gros problème restant alors l’absence totale de confiance des producteurs, des compagnies, dans des réalisateurs jeunes, talentueux, mais « too fringe-y for the movies ».
Il me semble important de rappeler que les deux anciens élèves de l’USC, redoutant aujourd’hui une potentielle chute du système actuel de production des films, sont, à leur corps défendant, les instigateurs de ce paradigme.
Jaws, est considéré comme le premier Blockbuster cinématographique, à savoir une œuvre au budget conséquent et appelée au succès populaire. Outre son triomphe au box-office, il est l’un des premiers films à bénéficier de pubs sur le petit écran. Puis vient le Star Wars de George Lucas et ses produits dérivés, idée qui s’est dès lors révélée être une véritable manne financière. Le film, et la façon dont il est vendu, font modèle.
Ces succès apportent aux deux réalisateurs une indépendance financière sans précédent, leur permettant de devenir leur propre producteur, bénéficiant ainsi d’une liberté de création totale, non-soumise au bon vouloir des studios. Malheureusement, et aussi géniales que soient les productions 80’s et 90’s des deux compères, ils se limitent souvent à une formule très simple, un récit très cadré sans grande audace narrative. Mais surtout, cette liberté ne profite pas à tout le monde, et se fait au dépend d’une génération qui voulait faire des films autrement.
Ce que Spielberg et Lucas ont en partie tué en enfantant ce mode de production, c’est le Nouvel Hollywood, un âge d’or dont ils faisaient partie, durant lequel le cinéma américain a éclipsé sa face sombre, celle de l’industrie et de l’argent en laissant une place plus importante à l’art, une période bénie s’étendant dans les grandes lignes de Bonnie & Clyde (Penn, 1967) jusqu’à Heaven’s Gate (Cimino, 1980). Cette décennie sous influence donnera naissance à des films cultes, des monuments qui mêlent les enseignements de la Nouvelle Vague comme du Néo-réalisme italien, à une imagerie américaine, des monuments qui traitent alors de thèmes inédits pour le public américain : la violence, le sexe, la drogue, la corruption. Le cinéma se fait l’écho de la contre-culture, d’une Amérique qui ne croit plus en ses dirigeants, ni en elle-même. C’est l’émergence de Coppola, Hopper, Scorsese, De Palma, Friedkin, Cassavetes, entre autre, et bien sûr de Spielberg et Lucas.
Cette génération qui s’impose, qui obtient le final cut, c’est à dire le contrôle sur le montage du film, vient après l’effondrement d’un Hollywood qu’on dit aujourd’hui classique, où tout est calibré, des genres aux thèmes que l’ont peut aborder, limités par le fameux code de censure Hayes. Les dirigeants des studios sont alors tout puissants, et les réalisateurs en partie réduits à des « employés ». À la fin des années 60, les dirigeants de ces sociétés sont les mêmes qu’au début du cinéma. De bons américains, de bons républicains, on ne peut plus éloignés des réalités de leur temps. Alors que les USA s’empêtrent au Vietnam, que les générations s’affrontent dans la rue, les studios continuent d’offrir le même rêve, les comédies musicales, les films d’aventures, les péplums, en engouffrant des fortunes dans ces productions, à l’image du Cleopâtra, de Mankiewicz, sorti en 1963, avec un budget qui équivaut aujourd’hui à 340 millions, et dont l’échec a failli couler la Fox.
En 2012, Disney annonce essuyer une perte de 200 millions de dollars suite à l’échec du film à 350 millions, John Carter. Internet et ses multiples offres concurrencent le cinéma, comme la télévision à l’époque. La réalité n’est pas plus belle : les frontières se ferment, les écarts sociaux se creusent, dans un monde qui se réfugie dans les extrêmes, effrayés par les autres.
La prophétie de Spielberg et de Lucas semble possible, voire nécessaire. La chimère offerte par Avengers, et autres films de la licence Marvel, entre grandiloquence pyrotechnique et espoir de super-héros qui viendraient nous sauver à la fin, s’ils disent quelque chose de notre monde et de nos mentalités, ne correspond pas à la réalité. Le cinéma américain a perdu sa force, son engagement politique, qui fit ses plus grands films, d’autant que les années 70 ont même prouvé leur viabilité économique. Il n’a plus la force de The Graduate (Nichols, 1967), qui a modifié la perception des WASPs américains, il n’a plus la force d’Apocalypse Now (Coppola, 1979), qui m’a mis face à la folie belliqueuse des USA, Il n’a plus la force de A Clockwork Orange (Kubrick, 1971) qui a bouleversé ma conception de la violence, de l’autorité, de la liberté, de l’Homme.
Dans le système actuel qui augmente le budget des uns et diminue celui des autres, qui ne souhaite plus prendre de risques en préférant tenter des coups de poker, les réalisateurs ayant un message, une réelle portée critique, parviennent difficilement à se frayer un passage. Loin d’être funeste, la chute du système de financement Hollywoodien actuel est peut-être à souhaiter, pour faire à nouveau émerger les problèmes du monde dans les salles, aux yeux d’un public large, qui en plus de rêver, devra se confronter à eux.
Pour terminer, je laisse Hunter S Thompson, le génial journaliste chroniqueur des excès des années 60/70 s’exprimer : « (It was) a very special time and place to be a part of. Maybe it meant something. Maybe not, in the long run… but no explanation, no mix of words or music or memories can touch that sense of knowing that you were there and alive in that corner of time and the world. Whatever it meant… »
Contre – Avis de Noodles
Nous avions déjà écrit une analyse évoquant la question des franchises, de leur émergence jusqu’à la situation actuelle, en utilisant le débat ouvert par Spielberg et Lucas, dans lequel nous arrivions à un triple constat :
- Oui, il y a de plus en plus de franchises au cinéma : en proportion, en nombre de salles monopolisées, en part de C.A consacré par les Studios à leur production…
- Non, les films franchisés (films de super-héros en tête) n’ont pas plus de succès en proportion et en dollars constant que les autres grosses sorties des Studios par le passé
- Oui, ces films nous empêchent de voir autre chose dans les multiplexes et ils monopolisent les attentent des grands Studios qui délaissent les petites et moyenne productions à leurs filiales « indé »
Il s’agit moins du concept de film franchisé qui nous posait problème à l’époque que le fait que ces films font désormais partie d’un plan pluriannuel monopolisant, encore une fois, toutes les énergies vives des Studios.
Le bouleversement arrive au début des années 2000 quand Warner décide de tourner les Harry Potter. Ils savaient dès le départ qu’il y aurait sept films (huit au final) et le Studio a organisé la production en fonction de cela. Ce qui revient à dire que Warner avait quasiment anticipé les succès sur plusieurs années. C’est à peu près le même phénomène qui s’est passé pour la prélogie de Star Wars.
Dès lors, le système s’est peu à peu restructuré autour des franchises. Le projet et le cahier des charges technique sont devenus plus importants que les scénarios et acteurs. Ces derniers, s’ils deviennent plus célèbres et donc trop coûteux, peuvent être remplacés sans que la franchise n’en soit affectée : comme pour Spider-Man. Le duo Disney-Marvel n’a fait qu’industrialiser ce phénomène.
Pour en revenir au débat qui nous intéresse ici, autant il est indéniable que le Nouvel Hollywood ait apporté une bouffée d’air frais au cinéma américain, autant il serait illusoire de croire que l’avènement des tycoons d’Hollywood que sont Steven Spielberg et George Lucas ait causé la mort d’un cinéma disons « d’auteur à l’américaine ».
Au contraire, à mon sens, ils ont été essentiels au renouvellement du genre : en effet grâce à leur talent et à leur « feeling », ils ont su attirer conquérir le grand-public et s’imposer face aux décideurs des Studios tout en imposant leur vision d’auteur sur des films dits « grand-public ».
Loin d’avoir été le virus dans la matrice, Lucas et Spielberg ont surtout permis, à mon sens, à un certain cinéma de genre, autrefois plus ou moins cantonné à des salles de quartier, de rencontrer le public. Si l’on prend un peu de recul, on peut même considérer qu’en explorant des pistes jusque-là confinées aux marges du cinéma, les 2 démiurges ont ouvert la voie à de nombreux artistes en quête de nouveaux territoires à défricher. Grâce à eux, une culture autrefois déconsidérée est devenue un véritable enjeu esthétique au sens philosophique du terme. Champ du possible et territoire de l’inédit, le cinéma est devenu un temps une formidable machine à faire rêver au point de littéralement réinventer une forme narrative ampoulée dans ses certitudes et des préceptes vieux de près d’un siècle.
Ce cinéma à la fois grand-public et novateur repose pour sa part sur une disparition des frontières entre ce qui appartient aux catégories des beaux-arts et ce qui ne leur appartient pas, et par là même sur un effondrement des hiérarchies et des genres. L’esthétique en résultant la distingue à la fois du cinéma bis, de par sa vocation à transcender les codes du genre, et par la singularité du regard et de l’ambition formelle qui semble impossible à circonscrire : les cases, les catégories en ont été totalement bouleversées.
Avec Les Dents de la Mer, Rencontre du Troisième Type, Star Wars et E.T., Lucas et Spielberg n’ont pas seulement réécrits les standards du cinéma grand-public, ils ont tout simplement ouverts une brèche que de nombreux auteurs ne cessent d’agrandir et d’explorer depuis plus de 30 ans : Robert Zemeckis, Joe Dante, John Landis jusqu’à James Cameron et Guillermo Del Toro ont su poursuivre ce champ d’investigation, chacun à leur manière. On l’espère pour longtemps.
A contrario, il me semble que le problème se situe ailleurs : d’une part dans la prise de pouvoir des gens du marketing sur les auteurs et d’autre part dans la standardisation de la chaîne de fabrication des films – de la pré-production aux premières projections test – conduisant à une marginalisation forcée des auteurs qui redeviennent, par la force des choses, les chevilles ouvrières d’un système dont la finalité n’est plus de faire de bons films mais des produits bien marketés susceptibles de faire se déplacer en masse le plus de gens possible sur une période la plus courte possible (le premier weekend de diffusion étant devenu la norme pour définir si un film est un succès ou non).
Reste une question : est-ce que cette méthode de fabrication des films est la cause ou la conséquence d’un système qui part en vrille depuis l’avènement des blockbusters ? Il n’en demeure pas moins qu’il me semble que des auteurs formidables comme Spielberg ou Lucas n’ont pas à être tenus responsables du modèle économique à courte vue des Studios, qui n’est d’ailleurs pas si éloigné de celui des Majors de la musique. Et on sait ce qu’il est advenu de ces dernières…
Et s’il fallait une preuve que ce cinéma grand-public n’a pas formaté les esprits, jetez un oeil sur les films de ces auteurs et demandez-vous qui a le regard le plus singulier sur la famille : Spielberg ou, au hasard, Haneke ? (Mais ça c’est une autre histoire…)
