La femme de Jacques Blanchot est malade : sa blanchoïte l’empêche de continuer sa vie en commun avec Jacques, alors celui-ci doit partir. Mais Jacques doit payer la maison, même si son patron a du le laisser partir. Jacques est un homme détruit, cet homme qu’on croise dans tant d’histoires. Mais Jacques n’est pas désespéré, au contraire, il comprend. Tout passe sur lui, sans qu’il ne se plaigne, sans qu’il ne s’indigne, mis à part peut-être lorsqu’on lui retire son panier. Jacques Blanchot (Vincent Macaigne) vit une vie de chien. Sa mise au ban de la société des hommes n’est que le cran ultime d’une déshumanisation qui s’accomplira sans aucune résistance de sa part.
Ce schéma classique de la sempiternelle descente aux enfers peut prêter à sourire, voire provoquer l’exaspération. On assiste impuissant à une chute qui ne cherche jamais à se freiner, Jacques acceptant tout sans condition, sans réaction, les yeux à demi clôt, un sourire simplet sur le visage qui surmonte une physionomie médiocre. Mais l’ambiance devient rapidement si lourde que le récit tourne à la tragédie implacable. À mi chemin entre la froideur âpre de Kaurismäki et le surréalisme à la Dupieux, Benchetrit inonde l’image de béton gris et de néon blancs, vide ses décors, pose longuement sa caméra pour capter l’étrange d’un quotidien morbide, rehaussé parfois de saillies humoristiques. Le rire et le malaise cohabitent dans ces images brutales, dénuées de point d’accroche, presque abstraites enfin.
Chien est un film rendu absurde par son sujet même, comme pouvait l’être La Métamorphose de Kafka. Comme Gregor Samsa, Jacques Blanchot ne questionne pas sa transformation. C’est la perception de l’autre qui va envahir l’esprit de cet homme, qui ne cherche qu’à être reconnu par sa femme et son fils. Il veut satisfaire les autres, leur obéir, les subir. Toute cette violence n’est finalement pour lui que normale, imposée par son monde -le nôtre bien-sûr- par des rapports humains qui se désagrègent au point qu’il vaut mieux accepter sa condition sans s’y opposer. Le réalisateur explique avoir eu l’idée de cette histoire en sortant son jeune chien, que des passants sont venus caresser, ébahis, alors même qu’un sans-abri fondait en larme, couché sur le même trottoir. La dégénérescence de Jacques Blanchot est universelle. Cet homme-chien, ce concept incarné, agit comme un double révélateur, d’une condition animale en souffrance, et d’une condition humaine qui s’animalise, dans le mauvais sens du terme. Chien explore nos rapports en plaçant au sein de ce monde glacé et abrupt un saint, un martyr.
C’est à Vincent Macaigne, qui sans exagération journalistique est ici brillant, que revient cette tâche. C’est le tournage d’une scène particulièrement violente qui décide le réalisateur à donner au film une tonalité plus sombre et crûe que ne l’était son propre livre, dont Chien est l’adaptation : Jacques Blanchot, battu par celui qui est devenu son maître (interprété par Bouli Lanners, un habitué du cinéma de Benchetrit), regarde ce dernier tout en gardant sur ses lèvres ensanglantées le sourire d’un animal, le sourire d’un homme qui accepte tout.
Samuel Benchetrit : « J’aime le mot que Vincent a pour le définir : punk. Punk comme une forme de révolution. Car je crois qu’à sa manière Jacques Blanchot est un révolutionnaire. Le singulier prophète d’une révolution pacifique. Sur lui, tout glisse car nul ne peut pas avoir d’emprise sur un homme qui aime autant les gens.»