Brian de Palma a trois obsessions : Hitchcock, l’assassinat de JFK et le voyeurisme. Lorsqu’il les mélange cela donne généralement des films sulfureux. En 1984, De Palma sort à peine d’une trilogie éblouissante rendant un hommage appuyé à Alfred Hitchcock : Pulsions (Dressed to Kill), Blow Out, films dont il est également scénariste, et Scarface. Trois films, trois chef-d’oeuvres de complexité alliant fond et forme(s), le tout en seulement 4 ans ! Autant dire qu’il était attendu au tournant par la critique qui avait accueilli assez froidement ces trois films. De Palma assume et décide de pousser tous les boutons au maximum avec son dernier bébé : Body Double. Quitte à faire débat, autant dégoûter définitivement tous les bien-pensants ! À Doc Ciné qui dit culte dit forcément Body Double. Analyse.
Synopsis :
Acteur de cinéma bis, Jake Scully (Craig Wasson) est renvoyé du film dont il est la vedette en raison d’un trouble physique (la claustrophobie). De retour chez lui, il surprend sa femme avec un autre homme. En guise d’excuse, cette dernière ne trouve rien d’autre à faire que le chasser de la maison. Sans travail, sans domicile, il se fait alors prêter une maison surplombant Los Angeles par son nouvel ami Sam Bouchard (Gregg Henry). Une nuit, il assiste au strip-tease d’une voisine, Gloria Revelle (Deborah Shelton) qu’il décide de suivre le lendemain dans une galerie marchande. Mais Jake se rend compte que la jeune femme est suivie par un étrange indien. Une fois tombée la nuit, Scully assiste au meurtre de Gloria Revelle sans pouvoir intervenir à temps. Comprenant peu à peu qu’il a été le jouet d’une machination, Scully va mener son enquête et s’immiscer dans l’univers du cinéma pornographique.
Hitchcock suite et fin
Body Double est le film de tous les excès. Excès de violence crue, de sexe, de voyeurisme, de sentimentalisme… Le tout faisant une nouvelle fois appel aux obsessions douloureuses de De Palma. En effet, tout a une explication, y compris dans l’histoire mouvementée du cinéaste génial, mais un peu fou.
Le cinéma et les obsessions de De Palma (deux choses intimement liées chez lui) se forgent quasiment en même temps. À 18 ans, il découvre Sueurs froides (Vertigo) d’Alfred Hitchcock dans sa copie d’origine en VistaVision. C’est un choc esthétique immense qui le poursuivra toute sa carrière. Il en tournera même une sorte de remake à sa sauce, Obsession, qui aujourd’hui encore reste l’un de ses meilleurs films.
À la même période, il se découvre une obsession, réelle et beaucoup moins drôle, pour la prétendue vie extra-conjugale de son père. Brian De Palma est le troisième enfant d’un chirurgien orthopédique et d’une femme au foyer dépressive. Cette dernière avait l’habitude de lui raconter sa triste vie et ses…obsessions.
À l’été 1958, soit lorsqu’il découvre également Vertigo, il se persuade que son père trompe sa mère avec l’une de ses infirmières. Littéralement obsédé par l’idée de prouver l’adultère de son père et, ainsi permettre à sa mère de divorcer, le jeune Brian se met à espionner son père nuit et jour.
Petit technicien de génie, il bricole un outillage pour enregistrer les conversations téléphoniques de son père. Mais, manque de chance, celles-ci s’avèrent inintéressantes.
Inutile de vous préciser que cela ne rassure pas le petit Brian, sûr de son instinct et de son bon droit. Il se dit que le meilleur moyen d’arriver à ses fins serait de surprendre son père en flagrant délit. Une nuit, il pète littéralement un cable. Tout de noir vêtu, le visage maquillé de la même couleur et armé d’un couteau de combat (WTF !), il se rend au bureau de son père, au Jefferson Medical College de Philadelphie, où celui-ci est supposé rencontrer sa maîtresse.
Une fois sur place, Brian ne parvient pas à ouvrir la porte. Passablement énervé, il défonce le carreau de la fenêtre et se blesse la main. Dégoulinant de sang, il se dirige vers le premier étage où il se retrouve face à son père, Anthony De Palma. “Où est-elle ?” s’exclame-t-il, poignard à la main. “Tu es complètement fou” lui répond son père.
Sauf que Brian persiste. Hystérique, il fouille le bâtiment de fond en comble. Finalement, il trouve ce qu’il était venu chercher : face à lui, à demi-nue, se tient l’infirmière qu’il soupçonnait depuis toujours. Affrontant pour la première fois la dure réalité, Brian ne sait plus quoi faire. Il dévisage la femme pendant quelques instants puis se détourne en lançant au passage à son père : “Rendez-vous au tribunal.”
Scène semblant sortie tout droit d’un film de De Palma lui-même, ce moment improbable a bien eu lieu et explique beaucoup de ce qui se trame dans la tête du cinéaste. À y repensé, on se dit que De Palma n’a fait que citer toute sa carrière cette histoire un peu glauque.
À ceux ne voyant en De Palma qu’une copie bling-bling de Hitchcock, il semble bien qu’une partie de son équation personnelle leur échappe. Les nombreuses références émaillant sa filmographie ont aveuglé pas mal de critiques. Qui dit références ne dit pas forcément pâle copie ou plagia. La force de la filmographie de De Palma est de puiser dans ces références bien plus qu’une réécriture post-moderne de celles-ci, mais une trame intime et sensible dépassant la simple citation.
Plus qu’un faiseur, De Palma n’a jamais parlé d’autre chose que de lui et des choses les plus intimes de sa vie. Quitte à défricher des souvenirs peu glorieux de sa jeunesse.
Avec Body Double, De Palma semble vouloir pousser à son paroxysme ses obsessions, jusqu’à un écoeurement salutaire. Le film a souvent été présenté comme la variation hitchcockienne de trop, le film d’une certaine lassitude : « J’ai eu l’impression d’être arrivé à la fin d’un cycle et que ça ne m’apportait plus rien » (Blumfeld et Vachaud, Brian De Palma, 2001, Calman-Lévy).
Néanmoins, cela ne va pas nous empêcher d’apprécier Body Double à sa juste valeur ! Ce film constitue un moment essentiel de la filmographie du maître. Sa force résidant justement dans sa capacité à pousser à fond les codes du genre établi par De Palma lui-même. Le film devient ainsi une relecture outrancière et cauchemardesque (proche de la parodie) du totem hitchcockien : Vertigo.
Pulsions avait déjà commencé ce travail de sape. Body Double l’achève dans un fracas ahurissant.
Vertigo x cauchemars
Quoi de plus beau que de vider de sa sève en le pimpant le modèle qui a forgé votre cinéphilie ? Plein de choses ?
En tout cas, à Doc Ciné on apprécie tout particulièrement ce type de challenges. Non pas qu’on aime les excès (même si on est du genre à prendre le supplément chantilly lorsqu’on prend un dessert), mais parce que ce processus de destruction nous parle et nous émeut. De Palma achève une oeuvre de plus de 25 ans avec ce film. 25 années d’un travail maniériste qui, à force de relectures incessantes, a fini par siphonner la beauté du modèle originel.
Si Obsession en est une variation, Body Double en est la mise en scène cauchemardesque.
Même si on retrouve certains éléments de Fenêtre sur cour dans ce film, Vertigo semble incontestablement la source principale. De nombreux motifs se font écho. En premier lieu : le trouble physique. Si Scottie (James Stewart) quitte la police à cause de vertiges, Scully (Craig Wasson) se fait virer de son job à cause d’un trouble de claustrophobie qui l’empêche de tourner une scène. Par ailleurs, Scully tombe dans le piège tendu par Sam Bouchard (Gregg Henry) visant à le transformer en témoin du meurtre de sa femme, comme Scottie est victime d’une machination conduite par Gavin Elster dans Vertigo. Tout comme Scottie, Scully est fasciné par sa voisine, une femme dont la perfection confine à l’étrangeté. À se demander si elle est réelle ou le fruit de fantasmes.
Isolé dans cette maison bien trop jolie pour lui, écarté du monde réel (et du cinéma !), Scottie est contraint d’observer de loin cette femme à travers son objectif. Scully est cet acteur privé de travail qui vit dans un fantasme permanent. En résumé, il vit son fantasme hollywoodien comme bon nombre d’acteurs ratés vivant à Los Angeles. Cet archétype du looser fantasmant sa vie en observant celle des autres en fait la passerelle idéale entre le cinéma des années 1950, dont Boulevard du Crépuscule en est le plus digne représentant et le cinéma plus contemporain, voir Mulholland Drive.
Tout l’enjeu du film peut être interprété de cette manière : comment devenir crédible en tant qu’acteur ? Comment réussir une scène sans se couvrir de ridicule ? Comment être dans l’action?
Dans la scène d’ouverture, Scully se fait virer car il ne parvient pas à interpréter une scène. Au contraire de Vertigo, où l’enjeu repose sur la capacité de Scottie à guérir de son vertige, Body Double pourrait être vu comme le parcours d’un acteur médiocre pour enfin parvenir à maîtriser sa claustrophobie.
De nombreuses scènes viennent d’ailleurs souligner l’incapacité de Scully à convaincre ses interlocuteurs : l’inspecteur Mac lean, le réalisateur de films pornos, Holly Body… Tous ces moments de frustration ne sont en fait que des répétitions permettant à Scully de parfaire son jeu d’acteur, pour enfin réussir à interpréter la fameuse scène initiale, la seule qui compte réellement et qu’on verra à la fin du film.
Partant de là, Body Double est évidemment un film sur le cinéma. Ainsi, Scully joue un rôle clé, presque méta, dans ce passage de l’état d’acteur médiocre, puis de spectateur et enfin d’acteur assumant son rôle (au sens d’acteur de terrain).
Dans cette optique, Scully plonge peu à peu dans la fiction imaginée par son « ami » Sam Bouchard. Simple voyeur, il se doit de se faire mal pour devenir l’acteur de cette mise en scène macabre, s’il veut sauver la belle voisine.
La scène du tunnel près de la plage est symptomatique de cet état de subconscience. Le tunnel réveille, certes, la claustrophobie de Scully mais c’est un décor bien plus symbolique que cela. Par le choix des couleurs (fond blanc et arrière-plan noir), des formes (rectangulaires) et des mouvements (travelling circulaire à la Vertigo), il s’avère être l’antichambre du cinéma (cf. Lynch). Néanmoins, Scully ne s’aperçoit pas qu’il est piégé dans un espace-temps symbolisant le cinéma lui-même. Mais, s’il veut sauver cette femme, il devra en accepter les enjeux et devenir un acteur à part entière de ce drame.
La fin du film accentue encore cette dichotomie : monde réel/monde du cinéma fantasmé. Scully rencontre même la doublure corps de la belle voisine.
Mais si la plongée au coeur du cinéma (quitte à citer Vertigo) s’avère essentielle dans le cinéma de De Palma, ici le héros plonge dans un univers moins glamour : l’industrie du film pornographique. Dans Vertigo, Scottie tombe amoureux d’une image lisse, une belle femme au chignon envoutant, ici Scully savoure un strip-tease d’une star du X. De même, la mort quand elle arrive est beaucoup plus crue que dans Vertigo : si Kim Novak disparaît presque subrepticement, la belle voisine a beaucoup moins de chance… Le sang, l’horreur et les cris deviennent des sommets maniéristes à la Argento. Même les icônes meurent violemment chez De Palma !
Pour conclure, c’est ce dernier point que nous retenons dans Body Double : la volonté assumée de De Palma d’enlaidir le film qui lui a servi de matrice quitte à salir à jamais sa propre filmographie. N’est-ce pas le plus beau des cadeaux qu’un cinéaste pourrait faire à sa carrière ? Quitte à faire table-rase, autant s’en charger soit-même. Résultat : enfin débarrassé de son lourd héritage, il redonne (inconsciemment) avec ce film un coup de fouet à sa carrière et amorce un nouveau pan de sa filmographie.