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L’essor du cinéma à Lyon

By Gros plan No Comments

Qu’est-ce que cela signifiait « aller au cinéma » au tout début du XXe siècle, à une époque où la technologie était encore balbutiante et les lieux de diffusion n’en étaient pas vraiment ? Avant de tenter de répondre à cette question, il est nécessaire de se replonger quelques années auparavant. Le dernier tiers du XIXe siècle est marqué par une effervescence créative qui irrigue tous les pans de la société, que ce soit sur le plan scientifique, culturel et social. Un point commun à tous ces bouleversements : ils accompagnent, voire accélèrent, la transformation urbaine. La révolution industrielle est avant tout une révolution citadine. Pour en savoir plus, plongez-vous dans la lecture passionnante des ouvrages de l’historien Alain Corbain. Son analyse centrée sur l’histoire des sensations vous permettra de mieux appréhender ce bouleversement soudain. Le choc des cultures entre citadins et population rurale n’en a été que plus vertigineux et je ne peux que vous inciter à lire Le Village des « cannibales », décrivant comment dans un petit village du Périgord, un jeune noble accusé d’avoir crié « Vive la République! » est supplicié puis brûlé par des villageois en 1871. Le procès qui s’en suivra marquera durablement la fracture qui se fit entre citadins et ruraux.

Dans ce foisonnement intellectuel et culturel, les inventeurs sont les Zuckerberg de leur temps. Edison avec le kinétoscope et, plus tard, les frères Lumière avec le cinématographe créent un outil qui sera le vecteur idéal pour favoriser le développement d’un spectacle populaire de masse. La « révolution Lumière » est bien là : elle permet de rendre accessible au plus grand nombre la magie de ces vues animées filmées aux quatre coins du monde, y compris celles les plus surprenantes comme L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat (1896).

La culture en ville

Le développement du cinématographe s’inscrit dans la lignée de l’essor du théâtre populaire et des animations organisées par les forains dans la plupart des villes de France à partir du dernier tiers du 19e siècle. A cette époque, la France est encore régie par le Décret sur les théâtres de 1807 qui a réduit drastiquement le nombre de salles de spectacles autorisées sur le territoire :

  • A Paris : seulement 8 théâtres sont autorisés
  • Dans une dizaine de grandes villes de province (y compris en Italie et en Belgique) : le nombre est réduit à 2 théâtres au maximum

Ce n’est qu’en 1864 que Napoléon III signe un décret de libéralisation des théâtres qui met fin à ce système de privilège. Si les cafés-concerts échappent quelque peu à cette interdiction, entre 1852 et 1864, Jean-Luc Roux ne recense que onze cafés-concerts à Lyon dont tous n’ont une espérance de vie que de 3 ans au grand maximum (Roux, Jean-Luc, Le café-concert à Lyon (XIXe-début XXe), Lyon, Editions Lyonnaises d’Art et d’Histoire, 1996). Ce faible nombre donne un indice intéressant de la situation culturelle de la métropole lyonnaise. Si le temps du développement urbain est bien là (Lyon passe de 102 000 habitants en 1806 à plus de 323 000 en 1866), celui des loisirs est encore en sommeil.

La libéralisation de la culture

La libéralisation des entreprises de spectacle avec la loi du 6 janvier 1864 marque une première rupture dans le développement de la culture en ville. Les promoteurs de spectacles ont enfin la possibilité d’ouvrir de plus grands lieux avec des équipement plus pérennes. Dès 1862, le Casino des Arts, une salle de 1 400 places, ouvre ses portes au 79 de la rue Impériale sur la presqu’île (future rue de la République). Selon Renaud Chapelain, c’est à ce moment qu’on assiste au développement d’une véritable offre culturelle. En 1876, les pouvoirs publics dénombrent 17 établissements culturels, théâtres ou de cafés-concerts (Chapelain, Renaud, Les cinémas dans la ville. La diffusion du spectacle cinématographique dans l’agglomération lyonnaise, thèse d’histoire, 2007, Université Lumière Lyon 2). 7 autres établissements sont inaugurés la seule année de 1881. D’importants établissements ouvrent leurs portes au cœur de la ville ou sur la rive gauche du Rhône : Les Folies Bergères (4 000 places) en 1877, la Scala (1 500 places) en 1880, les Folies gauloises (2 200 places) en 1889 et l’Eldorado (2 200 places) en 1893. En 1900, on dénombre 8 établissements avec une jauge dépassant 1 000 spectateurs, une impressionnante évolution en seulement 30 ans.

L’Eldorado - 33 cours Gambetta (3ème arrondissement). L'établissement existe depuis 1894, installé à l'emplacement de l'ancienne brasserie Corrompt. Activité cinématographique attestée dans le Progrès dès 1899 (National Vitograph) et à partir de 1905.

L’Eldorado – Fin 19e siècle – 33 cours Gambetta (3ème arrondissement)
L’établissement existe depuis 1894, installé à l’emplacement de l’ancienne brasserie Corrompt. Activité cinématographique attestée dans le Progrès dès 1899 (National Vitograph) et à partir de 1905.

Le développement du cinéma

Si Lyon est le berceau du cinématographe, il n’est pas celui du cinéma. Les frères Lumière présentent leur invention le 22 mars 1895, au siège de la Société d’encouragement à l’industrie nationale, devant un panel de représentants de la communauté scientifique.

La première projection payante et grand public est organisée le 28 décembre 1895, dans le café du salon indien, à Paris. Il s’agit de vues animées comme les frères Lumière s’en feront les spécialistes :

  • La Sortie de l’usine Lumière à Lyon (« vue » documentaire)
  • La Voltige (« vue comique » troupier)
  • La Pêche aux poissons rouges (« vue » familiale : la fille d’Auguste Lumière, alors bébé, pêche dans un aquarium)
  • Le Débarquement du congrès de photographie à Lyon (« vue » documentaire)
  • Les Forgerons (« vue » documentaire)
  • Le Jardinier (« vue comique »)
  • Le Repas de bébé (« vue » familiale : la fille d’Auguste Lumière)
  • Le Saut à la couverture (« vue comique » troupier)
  • La Place des Cordeliers à Lyon (« vue » documentaire)
  • La Mer (« vue » documentaire : baignade de jeunes citadins)

 

Ceci étant, Lyon bénéficie de la première projection publique en province. Elle est organisée, toujours par les frères Lumière, le 25 janvier 1896, au n° 1 de la rue de la République dans le 2ème arrondissement, sur le modèle des projections quotidiennes organisées à Paris depuis le 28 décembre 1895. Soit des séances de 10 à 15 minutes qui se succèdent pour le plus grand bonheur des spectateurs qui pouvaient être jusqu’à 80 dans la petite salle achetée par les frères.

Le succès est colossal dès le début. Selon Renaud Chaplain, la première année, l’exploitation de la petite salle de cinématographe rapporte près de 12 000 francs, soit presque autant que la grande salle de la Scala (Renaud Chapelain, Les cinémas dans la ville, op. cit.). Jean-Jacques Meusy observe le même engouement à Paris où le cinématographe Lumière exploité au Grand Café rapporte plus que plusieurs grandes salles de spectacle de la capitale (Ibid.).

Il faut dire que le local des frères Lumière bénéficie d’un bel emplacement à proximité directe du théâtre municipal (actuelle succursale de la banque de Chine). Par ailleurs, les frères Lumière commencent à croire au potentiel commercial de leur invention et misent sur un battage publicitaire assez inédit pour l’époque : ils font paraitre l’intégralité de leur programme toutes les semaines, parfois même sur les trois journaux de la ville Le Nouvelliste, Le Progrès et le Lyon-Républicain.

Si ces séances sont une première en France, il faut savoir que de nombreuses séances présentées en public sont organisées un peu partout dans le monde : à Londres, à l’Egyptian Hall, à Piccadilly, David Devant organise des projections de photographies animées avec un Theatrograph acheté à Robert William Paul (concurrent anglais de Lumière) depuis le 19 mars 1896.

L’essor des premières salles

Pendant près d’un an, le cinématographe des frères Lumière est le seul appareil à proposer ce type de spectacle.

La fin du monopole arrive en 1897. Il faut dire que le succès des frères Lumière aiguise les convoitises. C’est dans ce contexte que le « cinématographe perfectionné » est développé par Joly-Normandin. Il s’agit, comme le cinématographe des frères Lumière, d’un appareil qui permet à la fois la prise de vue et la projection des films. Toujours dans un contexte où on fait d’une invention un spectacle, il est présenté dans la salle du Palais de l’industrie, place de la République, à partir du 5 janvier 1897 et y reste près de trois mois. Puis le 9 janvier 1897 dans la salle du Casino des Arts au 79 rue de la République (l’actuel Pathé Bellecour, mais nous en reparlerons…).

Casino Kursaal Lyon

Casino Kursaal – 79 rue de la République (2ème arrondissement). Futur cinéma Pathé Bellecour

A la même période, les frères Lumière décident de revendre leur appareil à leurs concessionnaires pour développer leur invention. Ils conservent l’exploitation de leur local lyonnais, près du théâtre, et organisent d’autres séances dans la salle des dépêches du journal Le Progrès de Lyon, qui compte près de 300 places, à partir du mois de mars 1897. Leurs deux cinématographes fonctionnent sur ce même modèle durant 2 ans.

Donc à la fin des années 1890, il n’y a que quelques salles qui organisent plus ou moins régulièrement des projections à Lyon, les 2 salles des frères Lumière et quelques salles plus généralistes comme le Casino des arts.

Mais, passée la surprise, le cinématographe peine à fidéliser le public lyonnais. Dès 1897, les entrées chutent de plus de 40%. La chute se poursuit encore l’année suivante, alors que l’offre se développe dans le ville. C’est une indication intéressante sur la manière dont le cinématographe est perçu : simple attraction scientifique, passée la surprise de la découverte le public s’en désintéresse très rapidement. Il faudra attendre encore un peu avant que l’art cinématographique ne fasse son apparition.

Sur un plan plus patrimonial, si on sait que certains lieux sont dédiés à son exploitation, on ignore quasiment tout de sa place dans la vie quotidienne des gens. Concrètement qu’en sait-on ? Hormis les traces laissées dans les encarts publicitaires, les programmes des séances, les rares débats sur son exploitation au sein du conseil municipal, on a surtout une bonne connaissance des recettes (et donc des entrées) générées par le cinématographe. Ainsi, le nombre de billets vendus pour les cinq premières années du cinématographe à Lyon se situerait à 500 000 environ selon les calculs de Renaud Chaplain. Cela peut sembler énorme mais il est impossible de savoir si ce chiffre fait du cinématographe un spectacle de masse. Les salles où le cinématographe est exploité n’ont d’ailleurs rien du loisir de masse. La salle des Lumière, rue de la République, compte quatre-vingt places, celle du cinématographe perfectionné, 100, et la salle du Progrès 300. Toutes ces salles sont situées dans l’encore très bourgeoise rue de la République. La première salle Lumière, installée au n°1 de la rue de la République, est située en face du Grand Théâtre et en draine aussi l’audience endimanchée (le tiers des entrées se concentrent également le dimanche).

Dernier point essentiel, le tarif. L’entrée pour assister aux projections est toujours le même (pas de carte illimitée ou de tarif jeune à l’époque) : 50 centimes. 50 centimes pour huit vues qui ne dépassent pas les 15 ou 25 mètres de pellicule (de 45 secondes à 1 minute 30). En clair, un spectacle de 10 minutes environ (15 minutes si des pauses interviennent entre chaque vue) pour 50 centimes. Sachant qu’une journée de travail d’un ouvrier non qualifié représente un salaire de 3 francs, on peut imaginer que ce spectacle demeure un loisir élitiste… du moins à l’époque.

Que retenir de l’essor du cinéma à Lyon à la fin du 19ème siècle ? Une chose est sûre, son apparition n’est pas passée inaperçue. Ceci étant, la durée des représentations et leur tarif assez exorbitant au regard de la durée du spectacle proposé, rapproche davantage ce spectacle des attractions foraines et scientifiques, comme les rayons X ou le phonographe, que des représentations complètes des salles de café-concert ou de music-hall.

Reste que la deuxième vague de l’essor du cinéma va s’accompagner d’une révolution : l’appropriation de cette invention par de véritables artistes. Mais ça c’est une autre histoire qu’on abordera très prochainement.