Charlie Kaufman est un professionnel du contre-pied. De scénarios alambiqués (« Dans la peau de John Malkovich », 1999 ; « Eternal Sunshine of the Spotless Mind », 2004…) en réalisation incongrue (« Synecdoque, New York », 2009), voilà un garçon insaisissable qui a plus d’idées à la minute que d’autres auteurs dans toute une carrière. Voir le new-yorkais collaborer à un film d’animation excitait d’avance notre curiosité : son univers délirant semble être fait pour le stop motion et les marionnettes. C’était peut-être confondre un peu vite Kaufman et Gondry. Critique.
Kaufman, donc, commence par scier la branche de nos attentes : un univers gris, terne, houellebecquien au possible, fait de taxis, de room-services et de conférences marketing. Héros grisonnant et bedonnant. Nous ne sommes pas au pays des rêves et des licornes mais à Cincinnati (et limite dans un « Message à caractère informatif »).
Michael Stone, froid comme la pierre, légèrement drogué par la monotonie de cette vie, vient présenter son nouveau livre sur l’optimisation des services clientèle. On en baille rien que d’y penser. Mais attention, il n’y a pas roublardise : cet univers n’est pas une façade prête à être démontée pour révéler autre chose, elle n’est pas le prétexte introductif à un monde absolument fou et imprévisible comme on le pense un temps. Cette fois l’ami Charlie tient sur cette ligne claire un récit à l’os, absolument épuré. Autrement dit Kaufman le pudique passe par l’animation pour s’offrir le film classique qu’il n’aurait osé raconter avec des acteurs. Anomalisa lui donne vite raison : la simplicité de ce boy-meets-girl n’aurait sans doute pas tenu sans ce caillou dans la chaussure qu’apporte l’animation étrange et ouatée, les visages comme prêts à se fissurer, les décors feutrés.
Encore une idée qui n’a l’air de rien : le travail sur le son et le fait que tout le monde excepté Michael Stone parle avec cette même voix neutre (et en particulier les femmes, bien que cette voix soit masculine) induit un climat étrange mais aussi un effet engourdissant, comme si chaque rencontre était condamnée à nous ramener à du connu, du semblable, comme un goût de déjà-vu. Dès lors, Il y a une vraie tristesse dans cette fable ordinaire. Une modestie. Une corde sensible sur laquelle Kaufman joue habilement. L’argument est parfois presque trop maigre et évident pour tenir 90 minutes mais le sens du détail dans l’écriture sauve toujours les scènes d’un trop plein de banalités. Quand nous a-t-on ému pour la dernière fois avec Cindy Lauper ? (non, vous voyez, jamais…) La mise en scène fait le reste : de belles idées, un visage dans une lettre par exemple, et en particulier dans la scène clé (celle de l’affiche) – un champ/contre champ où le soleil éblouit, donne un caractère sacré, et fait tout à la fois jeu d’illusion.
Le pari était osé pour un scénariste qui par son inventivité nous avait fait comprendre qu’on ne pouvait plus raconter éternellement les mêmes histoires. Lui l’auteur méta par excellence prend enfin le parti de délaisser les jeux de poupées russes pour toucher la surface des êtres – prenant le risque d’être superficiel. Sans être la négation de son travail jusqu’ici Anomalisa amorce sans doute un tournant dans son écriture et signe la victoire modeste d’un Kaufman encore renouvelé, sur un fil, à fleur de peau.