120 battements par minute de Robin Campillo bénéficie d’une hype assez hallucinante depuis le Festival de Cannes où il a successivement reçu un accueil dithyrambique de la presse et des professionnels, repartant avec un Grand Prix du Jury. On ne va se mentir, ce film est a priori à mille lieues de ce que nous attendons du cinéma (le fameux triptyque qu’il faudra un jour traiter ici : hype fondée sur du storytelling, sujet de société et bons sentiments). Mais vous voyez, il y a 2 catégories de films : ceux qui enfoncent des portes ouvertes et ceux qui creusent. Celui-ci, il creuse. Critique.
120 battements par minute – 120 BPM, c’est le rythme de l’année 1992, de la house, des clubs parisiens, de la fierté, de l’urgence de la jeunesse et de la vie qui s’écoule trop vite. Puisant dans son expérience personnelle de militant d’Act Up, Robin Campillo livre plus qu’un hommage à toute une génération sacrifiée par le Sida. Cette triste aventure a eu au moins le mérite de donner la parole à une minorité jusqu’alors invisible : homos, toxicomanes, prostitués… ceux qu’une certaine France réactionnaire considérait encore à l’époque comme des « marginaux ».
Justement, la force de ce mouvement a été de puiser dans la diversité de ces profils et la fragilité de leur situation personnelle une forte identité collective proche des mouvements d’émancipation et de contestation nord-américains.
Ce collectif est admirablement retranscrit par Robin Campillo qui choisit de filmer le groupe Act Up telle une entité une et indivisible, notamment lors de leurs réunions hebdomadaires dans un amphi d’université. Lors de débats enflammés et passionnants que Robin Campillo filme nerveusement, c’est toute l’urgence de la situation que l’on prend en pleine figure. Les plans sont bruts et le montage est serré car les enjeux sont vitaux. La radicalité de ces militants devient une évidence. Et si parfois la tentation de la collaboration avec les institutions se fait sentir, notamment de la part du président d’Act Up (inspiré par Didier Lestrade, le vrai président de l’époque), d’autres militants plus radicaux se chargent de rappeler les uns et les autres à l’ordre.
C’est grâce à ces échanges d’une rare vivacité que l’on perçoit la fragilité du mouvement qui ne semble parfois ne tenir qu’à un fil. Collectivement il se dégage une force immense de ce groupe de jeunes gens modernes, retranscrite avec efficacité par le réalisateur lorsqu’il met en scène les nombreux happenings organisés en marge de manifestations publiques ou dans des labos pharmaceutiques. Mais, brillante idée, pris individuellement, on prend conscience que la singularité de chacun de ces profils et de leurs revendications individuelles peuvent mettre à mal le projet commun. On retrouve alors le sens de l’idée de lutte collective chère à Act Up et, aujourd’hui, disparu si l’on en croit les événements récents.
Robin Campillo parvient à nous faire ressentir cette dichotomie en s’intéressant au groupe dans la première partie de 120 battements par minute pour peu à peu rapprocher son objectif (au sens propre comme au sens figuré) pour s’intéresser aux destins individuels. Si l’échelle du groupe est idéale pour appréhender les enjeux politiques et organisationnels, elle permet aussi d’évacuer la fragilité d’un mouvement fait d’une multitude de causes à défendre : la prise en charge des malades, l’affirmation de la communauté homosexuelle et LGBT, le sang contaminé… 120 battements par minute illustre subtilement ce jeu d’échelle et renvoie à un constat implacable : la somme des revendications individuelles reflète l’incapacité de l’Etat à prendre ses responsabilités.
Le désengagement des pouvoirs publics et des multinationales pharmaceutiques est l’autre fait marquant de ce film où l’histoire poignante de Sean (incroyablement bien interprété par Nahuel Pérez Biscayart, un talent énorme, capable de jouer l’humour et l’épuisement psychologique puis physique avec un réalisme peu commun) devient le symbole d’un gâchis immense.
Et pourtant, on prend une leçon de courage et d’organisation à chaque instant. Chacun à sa manière et à son échelle, chaque membre de ce collectif a su développer une expertise dans un domaine : la lecture des analyses sanguines, la recette idéale du faux sang qu’ils jettent avec délectation sur les puissants, l’organisation de happenings, l’écriture de slogans choc… Adèle Haenel joue d’ailleurs un second rôle à la fois tout en retenue et en malice, capable de mettre au point un système pour envoyer en boucle des fax aux précieuses ridicules qui leurs mettent des bâtons dans les roues. Sur ce point, le tour de force de 120 battements par minute est de proposer un regard neuf, certes documenté, mais jamais édifiant, mêlant avec simplicité et un savoir-faire admirable, une narration toujours passionnante, avec humour et un sens du drame indéniable, sans jamais sombrer dans le pathos.
Film sur une époque et sur une forme de militantisme, 120 battements par minute est aussi le film d’une génération sacrifiée qui a vu disparaître son innocence en même temps que ses illusions sur la société qui est censée la protéger. Beau, sombre et humain, ce film parvient à dépasser le simple récit événementiel et indigné pour offrir un pur moment de cinéma poignant et universel.
Date de sortie : 23 août 2017