Les éditions du Festival Lumière se suivent mais ne se ressemblent pas. Difficile d’en identifier les raisons : la programmation, la personnalité des invités, celle du prix Lumière. Sans doute un peu des trois… Contrairement aux années précédentes, cette édition anniversaire s’est déroulée dans une ambiance particulière, un brin feutrée, bien que la qualité du programme et l’accessibilité des invités soient toujours au rendez-vous. Bilan.
Des mythes et des symboles
Lorsque l’identité du prix Lumière a été révélée au mois de juin dernier, cela a immédiatement fait sens : une femme, militante de surcroît, aurait sans doute son mot à dire en cette année marquée par le mouvement « Me too ». Bien entendu, ce prix était irréductible à la seule réponse à une actualité sociétale, même si cette dernière va, on l’espère, marquer durablement les esprits des festivaliers lyonnais…
Par ailleurs, la personnalité de Jane Fonda ne peut être résumée à sa seule figure de militante féministe et il est évident que l’élection de Trump et les événements touchant la communauté noire américaine revêtent à ses yeux au moins autant d’importance que le mouvement « Me too ».

Loin de ces enjeux où le politique prime sur le plaisir cinéphilique, l’organisation du Festival Lumière nous a fait grâce d’éviter de surligner ce qui n’avait pas besoin de l’être. Car si par essence le cinéma est politique, la cinéphilie ne s’inscrit pas dans la même démarche.
D’ailleurs, le Festival Lumière est sans doute l’un des festivals où l’on ressent le mieux ce paradoxe. Cette année encore, un constat s’impose : combien de séances pendant lesquelles ce mélange merveilleux entre cinéphiles de tous âges et de toute nature a invalidé la tentation de faire de ces instants autre chose que des moments de partage ? Plus qu’ailleurs, le Festival Lumière a la particularité de réunir en son sein toutes les cinéphilies : étudiants, « savants », académiques, classiques, modernes, postmodernes, « moviegoer », fans, parisiens (et oui ! ces derniers ont des pratiques et des usages tellement différents de ce qui se pratique ailleurs ;-))…
Mieux encore, j’ai croisé pendant cette dixième édition des passionnés ayant pris une semaine de congés pour vivre pleinement ce qui s’apparente à une bulle temporelle. Certains en profitent pour « se faire la filmographie » de cinéastes célèbres ou oubliés. D’autres encore y voient l’occasion de visionner pour la première fois de « grands classiques » sur grand écran. Tout ce petit monde se retrouve pour des raisons très variées pour voir les films projetés mais une chose est sûre ils vont pour vivre une expérience cinéphilique et pour partager un moment avec leurs artistes préférés. Dans ce contexte, il semble peu probable que tout autre sujet que celui abordant de près ou de loin les films projetés pendant cette semaine soit espéré ou même attendu par le festivalier moyen.
Alors une fois le symbole posé, restait à savoir comment rendre hommage au mythe.
Et là encore, peut-être un peu moins que les années précédentes mais cela reste une affaire de goûts, la filmographie de Jane Fonda s’accorde à merveille avec le principe de la rétrospective.
Une programmation riche, mais…
Entre Les Félins, Barbarella, Klute et La Maison du lac, la filmographie de Jane Fonda nous a permis de naviguer à notre guise entre le cinéma italien, les années psychédéliques, le cinéma américain des années 1970 et des films plus discutables…
Loin de s’aventurer dans une rétrospective thématique et/ou hasardeuse, Jane Fonda a eu la brillante idée (aidée en cela par la restauration de quelques films de son père) de rendre un hommage salutaire à Henry Fonda, l’un des plus grands acteurs (1m89 tout de même !) du cinéma hollywoodien classique. L’occasion nous a été donnée de voir le brillantissime Vers sa destinée de John Ford qui entre directement dans notre panthéon des meilleurs films du réalisateur de L’homme qui tua Liberty Valance.
L’autre point fort de cette programmation est sans conteste la présence à Lyon d’Alfonso Cuarón. La projection en salle en quasi-exclusivité en France de Roma a marqué la semaine. Sa masterclass ayant également permis de découvrir d’autres facettes du réalisateur de Gravity : quand on pense qu’il a annoncé avoir un temps songé à réaliser une sorte de « Adam et Eve métaphysique » rendant hommage aux premiers hommes… On a vraiment hâte de savoir s’il pourra mener à bien ce projet ! Nul doute que le succès et le financement de Roma, son dernier bébé, diffusé en exclusivité sur Netflix lui offriront quelques billes pour relancer ce projet ambitieux.
Par ailleurs, le reste de la programmation surfe un peu sur la vague des restaurations et rééditions de films du patrimoine et c’est de bonne guerre. On a ainsi pu redécouvrir la filmographie un peu oubliée de Peter Bogdanovich (formidable La Dernière séance ainsi que le culte Saint Jack). Ce dernier s’est malheureusement blessé et a dû annuler sa masterclass.
De nombreux autres temps forts ont jalonné cette dixième édition : on pense notamment à la présence de Liv Ullmann qui a pu présenter quelqu’uns de ses meilleurs longs-métrages. Je me dois également de mentionner la rétrospective de six films de King Hu en présence de l’actrice Cheng Pei-Pei.
Dernier point positif notable, les projections à l’auditorium ont été un réel succès. La réunion du muet et de l’orchestration a non seulement tout son sens pour un festival visant la transmission du cinéma « classique », mais il est à noter que ces événements ont clairement trouvé leur public, encore une fois de tous âges (le nombre de familles accompagnées de leurs enfants à la séance de Ma vache et moi était vraiment impressionnant !). Plus fort encore, la projection de 2001, l’odyssée de l’espace présenté à l’Auditorium de Lyon dans sa version originale à l’aide d’un projecteur 70mm dédié, et en présence de Douglas Trumbull, créateur des effets spéciaux du film. Le travail sur cette projection exceptionnelle a permis d’améliorer sensiblement la qualité sonore qui faisait jusqu’alors défaut aux projections de films à l’Auditorium.
L’ouvrage L’Odyssée de 2001 (Institut Lumière/Actes Sud), que nous nous sommes procuré et qui dispose d’un format de poche qui change de tous ces ouvrages prestigieux et impossible à lire (on pense notamment à la ressorti en coffret DVD du superbe livre d’entretiens de 320 pages sur Brian De Palma dont la lecture s’avère à l’usage problématique), paraît à cette occasion.

Cette programmation encore une fois pour le moins protéiforme a toutefois, semble-t-il, déçu nombre de festivaliers. Il est vrai que le Festival nous avait habitué ces dernières années à une programmation plus riche en rétrospectives marquantes : pour ma part, je me souviens encore de la rétro western concoctée par Bertrand Tavernier l’année dernière. Et c’est peut-être là où le bât blesse : présent à la soirée d’ouverture et à quelques événements clés, Bertrand Tavernier a été étrangement peu sollicité durant cette dixième édition qui est pourtant aussi un peu son bébé. Cette présence en pointillés est une réelle perte quand on se souvient qu’on le croisait à quasiment toutes les séances il y a encore quelques années… La fatigue ? Sans doute et on lui souhaite bien entendu de retrouver vite assez d’énergie car le festival a besoin de lui.
A contrario, on peut dire que Thierry Frémaux a fait le job et a assuré le show comme toujours.
Enfin, nous ne pouvons pas finir ce rapide tour d’horizon sans évoquer un débat qui a fait rage chez nombre de cinéphiles : pourquoi, pour la première fois, si peu de place a été laissée au cinéma de genre ? On se souvient pourtant de réussites notables en la matière, citons les rétrospectives Universal Monsters, celle sur le Western évoquée plus haut, mais aussi : Baby Cart une saga japonaise (1972-1974), Yakusa !, Roger Corman, Winding Refn, Argento, Tarantino, Del Toro, Park Chan-wook, Gaspar Noé, John Lasseter … Cette année, les fans de genre ont dû se contenter de la seule rétrospective King Hu, ce qui est bien trop peu pour un tel festival. Espérons que l’équipe en charge de la programmation saura rectifier le tir à l’avenir.
En résumé, cette dixième édition a été un franc succès et les chiffres de fréquentation ne manqueront pas de le souligner (j’ai moi-même eu beaucoup de mal à accéder à certaines séances prises d’assaut). On espère que l’organisation s’attachera à conserver la même exigence pour affirmer les points forts du festival : l’authenticité, l’accessibilité des invités et la diversité de la programmation (on pense notamment à la place essentielle du muet). Enfin, nul doute que l’équipe saura faire le bilan de cette édition pour retrouver le cap de ce qui fait l’essence de ce festival unique en son genre : célébrer la passion du cinéma dans sa diversité.