Dario Argento est sans nul doute l’un des plus fascinants réalisateurs de films de genre de tous les temps. Esthète cultivé et passionné par les arts, il n’a jamais voulu ou su se contenter de faire des films unidimensionnels. Bardés de références esthétiques, psychanalytiques et culturelles, ses films sont des monuments à la gloire de l’art et dépassent la case trop étriquée pour lui de ce que l’on appelle le film de genre.
Mise au point introductive sur une oeuvre complexe
Tout d’abord, il faut préciser une chose : nous avons choisi de commencer notre rétrospective des cinéastes culte avec Dario Argento car nous pensons sincèrement qu’il est l’un des cinéastes les plus importants de ces 40 dernières années tous genres confondus.
Il est l’un des premiers à faire fusionner le cinéma de genre avec la modernité – au sens culturel. Pourtant, Dario Argento a longtemps souffert d’un certain ostracisme de la critique institutionnelle. Il a certes eu ses fans dès les années 1970, mais on les trouvait plus dans le monde des cinéphiles hardcores, fans de cinéma de genre, que dans la critique plus conventionnelle qui n’a eu de cesse de l’ignorer pendant près de 30 ans. Ce n’est qu’à la fin des années 1990 que la critique institutionnelle a « découvert » le cinéma de Dario Argento. On peut dater ce moment à la rétrospective organisée par la Cinémathèque française en 1999 rendant hommage au grand maître italien. Comme bien souvent, quand la Cinémathèque se décide enfin à saluer l’oeuvre de Dario Argento, celui-ci n’est plus au sommet de son art. C’est en général le même problème : quand la critique institutionnelle s’approprie un artiste, elle n’est bien souvent pas très synchrone avec le meilleur de sa production. Triste constat !
La production d’Argento est communément découpée en 2 périodes : une première période (de 1969 à la fin des années 1980) est considérée comme son âge d’or où le cinéaste italien multiplie les chefs d’oeuvre, et une deuxième période lui succède, peut-être moins flamboyante, en tout cas moins marquante. En effet, depuis le début des années 1990, Dario Argento tourne encore, ce qui est une bonne chose quand on voit comment ont fini certains réalisateurs, mais il faut bien reconnaître que la plupart de ses films récents sont moins intéressants (avec certes quelques fulgurances, voir notre filmographie sélective à la fin du dossier).
Ce qui fait, ironie de l’histoire, que lorsque la Cinémathèque organise la rétrospective Argento en 1999, le grand public se rue au cinéma pour aller voir sa dernière réalisation qui n’est autre que le Fantôme de l’Opéra, l’un de ses pires films, série en cours.
Cette introduction, vise donc à contextualiser l’oeuvre de Dario Argento qui est, sur bien des aspects, peu ou mal connu par une nouvelle génération de cinéphiles. Oui, ce dossier s’adresse aussi à toi, jeune cinéphile ayant vaguement entendu parler de Dario Argento mais se méfiant comme de sa première playstation de la filmographie de notre génie du giallo (marque déposée par Doc Ciné 😉 ).
Dario Argento : naissance d’un artiste
Dario Argento naît à Rome le 7 septembre 1940 d’un père producteur de cinéma, Salvatore Argento, (qui produira d’ailleurs les premiers films de Dario Argento) et d’une mère d’origine brésilienne connue pour ses portraits glamour d’actrices italiennes, Elda Luxardo. Tout ce qui fera la pluralité de son oeuvre se trouve déjà réuni dans cette ascendance célébrant l’art, le cinéma et le glamour.
Une enfance studieuse
Dario Argento est donc un enfant de la balle, comme on dit. Il grandit dans un milieu à la fois aisé, cultivé et surtout ancré profondément dans le milieu du cinéma, ce qui l’aidera dans sa carrière.
Cela va surtout l’aider à se forger une culture artistique solide. Lorsqu’on l’interroge sur son enfance, il évoque souvent les mêmes souvenirs : Le Fantôme de l’opéra d’Arthur Lubin qui le fascine dès son plus jeune âge, dont il réalisera un remake en 1999 (qui reste l’un de ses plus gros succès au box-office), les stars féminines du cinéma italien qu’il admire en secret dans le studio de sa mère (Sophia Loren et Gina Lollobrigida en tête), le long et sombre couloir séparant sa chambre de celle de ses parents et, surtout, la longue maladie qui le contraint à l’immobilité et l’oblige à rester dans sa chambre. Pour faire passer le temps, comme Marcel Proust en son temps, il dévore tous les livres qui lui passent par les mains, en particulier ceux d’Edgar Poe.
L’âge d’or italien
Après cette enfance propice à l’apprentissage, c’est tout naturellement qu’il fait ses armes dans le journalisme. Au tout début des années 1960, il est d’abord engagé au Araldo dello Spettacolo, un journal des sorties culturelles locales, puis devient correcteur au sein du célèbre journal Paese Sera. Il passe rapidement à l’écriture de critiques cinéma pour ce même journal. Cela lui ouvrira les portes des plus grands plateaux de tournages et lui permettra de rencontrer les grands maîtres du cinéma italien. N’oublions pas que pendant ces années 1960, le cinéma italien vit son âge d’or et devient ni plus ni moins que le centre du monde cinématographique. Argento en profitera pour se frotter aux grands maîtres de l’époque qui envahissent les festivals et les salles de cinéma européens dès les premières années des années 1960. Si on se penche sur les sorties italiennes des 2 à 3 premières années de la décennie, on en reste bouche bée : Rossellini (Les Évadés de la nuit, 1960), Fellini (La Dolce Vita, 1960 ; Huit et Demi, 1963), Antonioni (L’avventura, 1960, La Nuit, 1961 ; L’Eclipse, 1962), Zurlini (La Fille à la valise, 1960), De Sica (La ciociara, 1961), Germi (Divorce à l’italienne, 1962), Risi (Le Fanfaron, 1962), Pasolini (Mama Roma, 1962), Visconti (Le Guépard, 1963), Ferreri (Le Lit conjugal, 1963), Rosi (Main basse sur la ville,1963), Bertolucci (Prima della rivoluzione – 1964)… Que des génies et que des chefs d’oeuvre.
Dans ce contexte, Argento peaufine son expertise dans les sujets les plus divers : les acteurs, la comédie, notamment celle de Risi, les films politiques de Pietri, les films d’auteurs d’Antonioni, qu’il rencontre pour la première fois lors de la sortie de Blow Up (1966), film qui le marquera profondément. C’est d’ailleurs en proposant une vision baroque de Blow Up quelques années plus tard, avec Profondo rosso (1975) qu’il acquière définitivement son statut d’auteur.

Blow-Up de de Michelangelo Antonioni (1966)
Ses débuts dans le cinéma
En parallèle, Dario Argento se lance dans le cinéma et collabore à l’écriture de plusieurs scripts – principalement des films de genre : une comédie de Alberto Sordi en 1966 et quelques westerns (Cinq gâchettes d’or de Tonino Cervi) et des films de guerre (Commandos de Armando Crispino, 1966).
Sa carrière de journaliste lui permet de rencontrer le nouveau cinéma italien et de voir naître sous ses yeux un nouveau genre : le western italien, plus connu ici sous le nom de western spaghetti. Dès le début de cette « nouvelle vague » de westerns, Argento est l’un des seuls à déceler le génie se cachant derrière toutes ces outrances esthétiques, ayant certainement en tête de réutiliser cet univers jusque-boutiste à sa sauce, ou plus certainement, ayant déjà en lui ce goût du baroque :
« Ma réaction au premier film de Sergio Leone (Pour une poignée de dollars, 1964) fut enthousiaste, mais la plupart des critiques de cinéma italiens le jugèrent lamentable. Trop cruel à tout point de vue. C’était pourtant le western que nous rêvions de voir – le western classique n’était pas aussi inventif, pas aussi fou, pas aussi stylisé, pas aussi violent. » (C. Frayling, Sergio Leone, Something to do with Death, cité dans Dario Argento, Magicien de la peur de J-B Thoret).
Sa collaboration avec Sergio Leone
Sergio Leone remarque ce jeune critique n’ayant pas peur de se mettre le monde du cinéma à dos et lui propose de collaborer avec lui. En fait, il voulait surtout s’entourer de jeunes cinéphiles peu expérimentés qui ne l’embêteraient pas trop en lui disant ce qui est faisable ou pas. Il s’entiche alors de deux personnalités assez folles pour lui écrire le script qu’il attendait tant : Bernardo Bertolucci (qui avait déjà réalisé deux films dont le superbe Prima de la rivoluzione) et donc Dario Argento. Ce film, ce sera Il était une fois dans l’Ouest (1968), sans doute la plus grosse claque esthétique et culturelle des années 1960. Avec ce film, le cinéma entre dans une nouvelle ère où temporalité, enjeux esthétiques et musique vont faire corps pour faire naître un véritable objet filmique non identifié (un vrai, hein, pas un truc bizarre qui vous font rire en mangeant une pizza).
Son apprentissage aux côtés de Sergio Leone va être déterminant dans sa carrière :
« De lui, j’ai appris que le cinéma était temps, rythme, et ceci m’a tellement obsédé que, dans mes films, je chronomètre tout, même si ça ne sert à rien. L’auteur comme personnage, qui est toujours en scène, et fait sentir sa présence. » (O. Fornari, Sergio Leone, le jeu de l’Ouest, cité dans Dario Argento, Magicien de la peur de J-B Thoret).
En effet, on ne peut que voir une filiation forte entre ces 2 cinémas qui n’hésitent pas à faire dilater le temps jusqu’à l’épuisement pour mieux nous surprendre lors de brèves et soudaines explosions de violences crues. Et surtout, Sergio Leone enseignera à Dario Argento la manière dont les objets et les détails peuvent être fétichisés et ritualisés pour devenir plus que ce qu’ils représentent.
Mais curieusement ce n’est pas sa collaboration avec Sergio Leone qui lui ouvrira les portes de la réalisation, mais l’écriture du scénario d’un film au budget plus conséquent réalisé par Giuseppe Patroni, Disons un soir à diner réalisé en 1969, avec un casting au top, je vous laisse en juger : Jean-Louis Trintignant, Tony Musante (qui tourne l’année précédente dans El Mercenario de Corbucci, puis tournera dans le premier film de Dario Argento : L’oiseau au plumage de cristal et aura une belle carrière à Hollywood notamment grâce à James Gray qui le fera notamment tourner dans La nuit nous appartient), Annie Girardot et la sublime Florinda Bolkan vue également dans Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon de Elio Pietri, 1970).
Le producteur du film, Goffredo Lombardo, propose à Dario Argento de réécrire des scripts dont il n’est pas content et lui propose de co-produire son premier film L’Oiseau au plumage de cristal (1970).

Il était une fois dans l’Ouest de Sergio Leone (1968)
Dario Argento : réalisateur entre rêves et cauchemars
Tout d’abord, rendons à César ce qui appartient à César, je me suis fortement inspiré de l’ouvrage Dario Argento, magicien de la peur de Jean-Baptiste Thoret pour composer cette partie de l’article. Je vous invite donc tous à lire ce remarquable essai paru aux éditions des Cahiers du cinéma (rééd. 2008).
En 1969, Dario Argento écrit L’Oiseau au plumage de cristal. L’histoire est ouvertement inspirée de Screaming Mimi, un roman pulp de Fredric Brown. Le film raconte l’histoire d’un écrivain américain (un motif qui s’avérera récurent dans la filmographie du maître) vivant à Rome avec sa petite amie Julia, mannequin. La nuit précédant son retour aux États-Unis, il est témoin de l’agression d’une femme par un mystérieux individu vêtu d’un imperméable noir (là encore, un motif qui reviendra dans plusieurs de ses films dans lesquels Argento trouve son inspiration dans le voyeurisme non-intentionnel de Blow Up d’Antonioni). Essayant de lui porter secours, il est piégé entre les deux portes automatiques d’une galerie d’art et ne peut qu’observer pendant que l’assaillant s’enfuit. La femme, Monica Ranieri, épouse du patron de la galerie, survit à l’attaque, mais la police confisque le passeport de Sam pour l’empêcher de quitter le pays, pensant qu’il pourrait être un important témoin. Sam est alors hanté par ce qu’il a vu cette nuit-là, persuadé qu’un élément important lui échappe. Ce que ce film exploite avec brio – il le fera de façon plus éclatante avec Profondo Rosso quelques années plus tard – est le concept d’image manquante dans l’image, qui chosifie le concept de la fameuse pièce manquante du puzzle.
Le film sort d’abord à Florence puis dans le reste de l’Italie en 1970. L’actualité des faits divers italiens va faire en sorte que le film ait un impact inattendu : un tueur en série (le « monstre de Florence ») sévit depuis 1968 et fait la une des journaux. Le film, boosté par cette actualité, obtient un immense succès et sera à l’origine d’une vague gigantesque de films d’assassins, appelés les giallis.
La vague jaune : le giallo
Pour contextualiser un peu l’époque, rappelons que le giallo est un genre de film d’exploitation, principalement italien, à la frontière du cinéma policier, du cinéma d’horreur et de l’érotisme – avec un amour particulier pour les armes blanches, le fétichisme et les meurtres mystérieux – qui a connu son heure de gloire dans les années 1960 à 1980. Il emprunte son nom à celui donné en Italie au roman policier publiés par les éditions Mondadori de 1924 jusqu’aux années 1960. Leurs couvertures jaunes (giallo en italien) cachaient des romans et des nouvelles de type whodunit à l’image de leurs cousins américains. La ressemblance avec ces derniers était accentuée par les pseudonymes anglo-saxons utilisés par la plupart des auteurs et par des personnages venant parfois des États-Unis (comme le personnage principal de L’Oiseau…).
Le giallo en tant que film a réellement été créé par Mario Bava avec son culte La Fille qui en savait trop (sauf que ce film est en noir et blanc ce qui n’est pas top pour ce genre de films célébrant le rouge sang, 1963) et surtout Six femmes pour l’assassin, l’année suivante.
Ceci étant, Argento popularise vraiment ce genre grâce à son succès phénoménal et lance la mode du giallo. Chose assez amusante, les cinéastes (assez suiveurs sur ce coup-là) vont à peu près tous reprendre le motif du titre comportant un nom d’animal. Mais cela va nous donner une série de films avec des noms très évocateurs, je vous laisse en juger : La Queue du Scorpion de Sergio Martino, La Tarentule au ventre noir de Paolo Cavara, Journée noire pour le bélier de Luigi Bazzoni et, bien sûr les films d’Argento lui-même : Le Chat à neuf queues et Quatre mouches de velours gris (1971).
La vague est lancée et pendant une décennie des centaines de giallis plus ou moins réussis, plus ou moins fauchés, sont tournés chaque année. Ce mouvement s’estompe au début des années 1980 pour renaître de l’autre côté de l’atlantique sous la forme d’un genre de films mutants, mélange de giallo et de violence standardisée exploitant le filon, je parle bien entendu du slasher. Le précurseur étant Black Christmas (1974), puis viens une vague de fond avec Vendredi 13 (1980), Meurtres à la St-Valentin en 1981, ou encore la saga des Freddy initiée par Wes Craven en 1984. Ces films étant, pour la plupart, moins inspirés, plus violents et uniquement tournés vers la rentabilité à la chaîne en faisant des économies d’échelle.
Dario Argento et le cinéma de genre
Le premier film de Dario Argento sort à une époque charnière du cinéma italien et mondial. Les années 1960 s’achèvent et avec elles, une certaine idée du cinéma italien qui avait vu triompher de grands auteurs universels. C’est dans ce terreau fécond que naît un cinéma de genre, peut-être moins préparé à triompher dans les festivals internationaux, mais tout aussi génial et original.
De grands auteurs italiens, comme Sergio Sollima (par exemple : Le Dernier Face à face, 1967) font leurs premières armes, ou en profitent pour enfin réaliser de nombreux chefs d’oeuvre de bruit et de fureur : avec bien sûr, Mario Bava, que nous avons déjà évoqué (ajoutons à la liste : Danger : Diabolik !, 1968, L’Île de l’épouvante, 1970, La Baie sanglante, 1971 qui est le précurseur des slashers américains pour son scénario systématique et jusqu’au-boutiste), Sergio Corbucci (Django, 1966, Les Cruels, 1967, El mercenario, 1968, Companeros, 1970) ou Lucio Fulci (Perversion Story, 1969, Le venin de la peur, 1971, La longue nuit de l’exorcisme, 1972, et aussi et surtout, pour ma part, ses films tardifs : 4 de l’apocalypse, 1975, L’emmurée vivante, 1977, L’enfer des zombies, 1979, La guerre des gangs, 1980, L’au-delà, 1981, La maison près du cimetière, 1981, L’éventreur de New York, 1982).
Dans ces films, tous exceptionnels pour leur inventivité formelle et narrative, on retrouve souvent les mêmes acteurs, un savant mélange d’acteurs italiens : Fabio Testi, Franco Nero, Gian Maria Volontè, Mario Girotti (dit Terence Hill et oui, il est italien), Bud Spencer (et oui, lui aussi est italien, son véritable nom étant Carlo Pedersoli), Gino Pernice, Silvana Bacci, Florinda Bolkan et d’acteurs étranger plus ou moins connus venus en Italie attirés par le foisonnement productif : Charles Bronson, Henry Fonda, Burt Reynolds, Lee Van Cleef, Eli Wallach, Frank Wolff, Klaus Kinski, Alan Harris dit Mark Damon, William Berger, Brett Halsey, Jean Sorel, Edmund Purdom… Autant de noms et de « gueules » qui feront de ce cinéma l’un des plus marquants de l’histoire. Ce cinéma de genre va donner ses lettres de noblesse au péplum, au western et au film policier (le giallo) à la sauce italienne avec un succès fulgurant jusqu’à la fin des années 1970.
Les dernières années de cette décennie voient mourir à petit feu ce cinéma qui tarde à trouver un second souffle. Le cinéma de genre italien sera finalement dépassé à sa droite par le cinéma asiatique, mais deviendra un modèle pour tous les créateurs de formes, fascinés par ces pionniers du genre ayant su mélanger une certaine forme d’art et le meilleur des traditions populaires (discours direct, narration éclatée, violence affichée, érotisme assumé). Citons quelques noms de réalisateurs s’inspirant ouvertement de ce cinéma : Quentin Tarantino, Tim Burton, Wes Craven, John Carpenter, Les Frères Coen, Bong Joon-Ho, David Cronenberg, Joe Dante, David Fincher, David Lynch, Gaspar Noé, Park Chan-Wook, Tsui Hark et tant d’autres…

L’analyse d’une oeuvre
Dès ses premiers films, Dario Argento insuffle tout ce qui a pu l’inspirer au cours de sa jeunesse : l’art, notamment le baroque, un esthétisme forcené, mais toujours au service d’un dispositif narratif clair et concis. Comme dans tout giallo, les premiers films d’Argento tournent autour de la recherche d’un meurtrier ou de la résolution d’une énigme plus ou moins policière.
La sacrosainte image
Ceci étant, il introduit également des thèmes assez novateurs pour l’époque qui mettent en doute, ou du moins questionne le fait même de vouloir comprendre ce que l’on nous sert comme une vérité :
- que ce soit une image : un tableau ou un reflet dans un miroir (Profondo Rosso), la photo recadrée publiée dans un journal (Le Chat à neuf queue) ;
- que ce soit un souvenir : assister à une agression et n’avoir que ses souvenirs pour comprendre ce qui s’est passé (L’Oiseau au plumage de cristal) ;
- ou même un rêve prémonitoire ou la dernière image inscrite dans la rétine d’une personne avant de mourir qui n’en demeurent pas moins des éléments clés du scénario.
Dans le cinéma de genre populaire, il n’y avait jusqu’alors pas de questionnement possible sur ce qui était réel ou ce qui ne l’était pas : toute image montrée devait être réelle car elle était la source de la narration.
S’inspirant d’Antonioni, Argento insuffle une nouvelle dimension au cinéma de genre en questionnant le réel : le spectateur est désormais placé dans la même situation que le personnage et ne sait pas plus que ce-dernier discerner le réel de l’imaginaire. Dans ce contexte, la question de la perception est un élément essentiel dans son cinéma, d’où l’importance de l’image et du souvenir (quelle image ? est-elle réelle ? ai-je bien vu ce que je crois avoir vu ?).
Sa mise en scène se charge de brouiller les pistes tout en s’attachant à recréer les conditions du réel de nos sens, à savoir : une sorte de flou artistique prenant en compte les faiblesses de nos 5 sens. Quand ce procédé en vient même à dissimuler dans un plan la réponse que le personnage principal et le spectateur tentent de trouver pendant tout le film, cela confine au génie pur (Profondo Rosso).
Cette mise en scène peut donc être qualifiée de sensorielle car elle vise moins à produire du sens que de pures sensations illustrants ce que les personnages ressentent : des sensations de matières, de textures, où les objets paraissent plus luisants qu’en réalité (un rasoir brillant comme un diamant), des gants en cuir excessivement mis en valeur par un gros plan et un travail sur la couleur du cuir…

Profondo rosso (1975)
Selon Argento, et suivant en cela le précepte d’Antonioni dans Blow-Up, voir ne suffit plus à comprendre : dans la plupart de ses films – et en particulier ceux de sa première période –, il faut toujours un médiateur pour disséquer l’image et l’interpréter : que ce soit le personnage principal ou un technicien (journaliste, policier, photographe…).
La plupart de ses films partent d’une image-clé que le personnage (et le spectateur !) devra interpréter. Que ce soit une image figée dans le marbre de la technologie (une photo, une vidéo dans Le Chat à neuf queues ou dans Ténèbres) ou dans celui du cerveau du héros (L’Oiseau au plumage de cristal, Quatre mouches de velours gris, Profondo rosso, Suspiria), l’image doit être analysée, déconstruite, pour mieux discerner le vrai du faux.
Par exemple, dans Le Chat à neuf queues, un journal publie la photo d’un fait divers montrant un homme tombant sur les rails quelques minutes avant qu’un train arrive. Arno (Karl Malden) ne croit pas à la thèse de l’accident et demande un retirage du négatif d’origine qui révèle un détail : la présence d’une main sur le bord de la photo. On retrouve dans cette séquence tout le cinéma d’Argento : l’image est la clé de tout, il ne faut pas la prendre comme une source fiable mais comme un matériau à interroger et exploiter.
Dans Profondo rosso, toute l’histoire ne repose que sur une seule image mal interprétée par le personnage principal, Marcus Daly (David Hemmings qui jouait, ironie de ce grand cinéphile d’Argento, également le photographe de mode dans Blow-Up). Dans ce film, Argento se permet de pousser à son paroxysme cette volonté d’analyser l’image dans l’image : un tableau aperçu au début du film, avec des visages dignes de Munch en son centre, s’avère être autre chose à la fin du film et permet au personnage de comprendre ce qu’il s’est réellement passé.
L’image est donc à la fois la clé et l’élément perturbateur qui effraie les personnages. Dans Phenomena, le reflet (qui est donc une image inversée) est volontairement cachée : on a recouvert tous les miroirs de la demeure pour que le fils ne puisse pas voir sa difformité. Au contraire, dans Profondo rosso et Suspiria, la découverte du reflet permet de remettre les choses à l’endroit et de comprendre des éléments clés de l’histoire.
Pour apprécier et comprendre un films d’Argento, il faut donc être attentif aux formes et aux images pour mieux les débusquer. Là est le génie d’Argento : quand certains cinéastes parviennent à sublimer le réel en créant des images extraordinaires de beauté (Wes Anderson par exemple) ou d’étrangeté (Tim Burton ou Guillermo del Toro) comme simple support de leurs histoires, Argento se sert de ce support pour raconter les siennes.
Cette volonté constante dans son oeuvre de faire participer le spectateur à l’avancée de son histoire prouve, d’une part son immense respect pour le spectateur (ce qui n’est plus forcément le cas des cinéastes exerçant dans le genre horrifique ou le suspense, plus prompts à manipuler le spectateur) et demande au spectateur une implication de tous les instants : toute image doit être questionnée et vue avec méfiance.

Le Syndrome de Stendhal (1996)
Le réel et le fantastique
Si l’image n’est pas à proprement parler quelque chose de tangible qu’il suffit de voir pour croire, alors la frontière entre le réel et le fantastique s’avère plus poreuse qu’il n’y paraît.
Pour Argento, le réel a bien souvent attrait à une énigme à résoudre. Pour résoudre cette énigme, il faut toujours en passer par une analyse fine du réel qui peut parfois prendre des formes étranges : une image ou un souvenir peuvent parfois être étranges car diffus et complexes à interpréter. Le spectateur est donc d’emblée plongée dans une atmosphère étrange et lorsque le fantastique apparaît parfois dans ses films, il est souvent trop tard pour que les personnages puissent l’appréhender.
D’ailleurs, plusieurs phénomènes physiques peuvent expliquer une réalité étrange : un jeu de miroir, une couleur étrange, une buée sur une vitre ou une photo recadrée. Ainsi, il suffit parfois d’un rien pour basculer définitivement dans le surnaturel : on peut ainsi passer d’une fille ayant des insomnies et voyant des choses étranges à un monstre difforme ou à des créatures diaboliques sans que cela ne paraisse artificiel.
Dans le Syndrome de Stendhal (1996), Anna Manni (Asia Argento, la fille de Dario), sombre peu à peu dans la folie en étant incapable d’appréhender intellectuellement la beauté réelle de ce monde. Ici, la réalité étant trop fantastique au sens propre du terme ne peut pas être analysée convenablement par la jeune fille. Le beau peut, parfois, devenir trop dur à interpréter. Le trop beau peut ainsi nous faire basculer dans l’étrange.
Tout est une question de degrés : on passe de l’interprétation d’une image à un élément fantastique, sans crier gare, car il n’y a pas à proprement parler une réalité mais plusieurs réalités qui cohabitent selon les points de vue et les sens. Ainsi, la question du fantastique n’a pas lieu d’être puisque la rationalité demeure une quête perpétuelle. Dans Ténèbres (1982), le romancier à succès Peter Neal (Anthony Franciosa) explique en substance ce phénomène :
« Lorsque vous avez éliminé l’impossible, tout ce qu’il vous reste, même si c’est improbable, c’est forcément la vérité. La vérité est toujours impossible ».

Phenomena (1985)
Chez Argento, le fantastique n’est bien souvent que la vérité qui est en cours d’analyse. Parfois, c’est le son qui est en décalage avec la réalité et qui joue des tours aux personnages. Dans Suspiria (1977), la jeune Susy croit entendre des voix hantant le pensionnat suisse dans lequel elle habite. Dans un premier temps, elle est perplexe et croira que ces voix viennent d’un lieu spécifique. C’est en suivant ces voix qu’elle comprendra ce qui se trame d’étrange dans cet endroit : elle découvrira à sa grande surprise une pièce cachée et… insonorisée.
C’est alors qu’on se remémore avec elle le moment où un personnage avait prononcé une phrase inaudible (pour elle et le spectateur) avant de mourir. En se remémorant cette scène, elle parvient à lire sur les lèvres de ce pauvre homme ce qui l’a tué (relecture à postériori de l’image et du son, il est décidément très fort ce Dario Argento…). Le son est donc un autre instrument pouvant à la fois tromper les sens et permettre de résoudre une énigme.
Il faut également citer l’importance de la bande-son permettant de créer une atmosphère mélangeant le réel – des voix, des ritournelles enfantines (Suspiria) voire des sons tangibles – et le fantastique – avec l’introduction de la musique électronique. Pour y parvenir, Dario Argento fait appel à Goblin, un groupe de rock progressif italien, dont les membres sont appelés pour la première fois pour remplacer le compositeur Giorgio Gaslini qui, après un conflit avec le réalisateur, abandonne le tournage du film Profondo rosso. C’est le groupe qui réécrit une grande partie de la bande musicale dont le fameux thème principal. S’en suit une longue et fructueuse collaboration entre Goblin et Argento, citons les thèmes de Profondo rosso, Suspiria, Ténèbres (repris par le groupe d’électro français Justice dans leur morceau Phantom). Le groupe fera également la bande originale d’autres films célèbres : Zombie de George Romero, Blue Holocaust de Joe d’Amato.
Dario Argento est ce paradoxe immense qui fait de lui un esthète immense amoureux des belles images et des beaux décors, et un critique précis voyant chaque plan comme un objet voué à l’analyse, souhaitant mettre l’image à distance pour mieux débusquer le mensonge se cachant derrière elle.
Étranger à toute classification, Dario Argento est ce cinéaste des sens et de l’image, capable de fulgurances esthétiques inouïes tout en laissant vagabonder ses personnages dans les dédales de leur esprit troublé.
En cela, Dario Argento est l’un des plus grands réalisateurs de son temps, bien plus qu’un cinéaste de « genres », il transcende les catégories et puise autant dans l’art que dans la littérature populaire, autant dans le cinema d’auteur que dans le cinéma des pionniers inventeurs de formes italiens que sont Mario Bava et Sergio Leone.
Filmographie sélective :
Comme la plupart des grands cinéastes, Dario Argento a eu des hauts et des bas mais l’ensemble de ses 24 films font partie d’une oeuvre dense et cohérente. Il serait donc regrettable de faire l’économie du visionnage de toute son oeuvre.
Notons que son oeuvre comporte 2 trilogies : l’une dense, resserrée dans le temps, l’autre plus diverse et étalée sur rien de moins que 30 années :
- la « trilogie animale » : L’Oiseau au plumage de cristal (1970) ; Le Chat à neuf queues (1971) ; Quatre mouches de velours gris (1971).
- la « trilogie des Enfers » (ou « Les trois Mères) : Suspiria (1977) ; Inferno (1980) ; La Troisième Mère (2007).
Son oeuvre est généralement séparée en 2 périodes, le tournant se situant entre Ténèbres (1982) et Phenomena (1985) : à partir de cette période, ses films sont plus fantasmagoriques et moins tournés vers la résolution d’une énigme (que ce soit un giallo à la Profondo rosso ou un film plus horrifique comme Inferno). Certains préfèrent la première période, d’autres, au contraire, sont plus attirés par la liberté de ton pratiquée par Dario Argento à partir du milieu des années 1980.
En tout cas, voici selon moi les films indispensables pour tout cinéphile qui souhaite redécouvrir son oeuvre :
- L’oiseau au plumage de cristal (1970)
- Le Chat à neuf queues (1971)
- Profondo rosso (1975)
- Suspiria (1977)
- Inferno (1980)
- Ténèbres (1982)
- Opéra (1987)
- Le syndrome de Stendhal (1996)
- Le sang des innocents (2001)